
Grosse pause dans un blog juste naissant. Autant dire que du point de vue de l’audience, ça équivaut en gros à un petit suissidage en règle. Mais les vacances se passèrent loin de toute connexion au net (du moins, loin de toute connexion fiable, il semblerait que les promesses de liaison wifi sur les terrasses de cafés, même en zone franchement touristique, et même là où le prix du café n’a rien à envier à celui du même café sur les champs Elysées, il semblerait que ces promesses, disais-je, soient un tout petit peu mensongères), et finalement, pour avoir des choses à raconter au retour, c’est peut être pas plus mal.
Vacances, j’oublie tout, y a rien à faire du tout.
Du coup, y a le temps d’observer deux trois choses. Des trucs qu’on n’a pas vraiment le temps, ou même l’idée, de regarder d’habitude. Bien sûr, en temps normal, on regarde les choses, mais on n’a pas le temps de « vouloir » le faire : ce sont plutôt les choses qui attrapent notre regard et qui nous attirent à elles.
Là, en situation de pur loisir, j’oublie tout ; y compris de regarder ce qu’on est censé regarder. Et du coup, je regarde d’autres trucs.
Tiens, par exemple. Ca vous était venu à l’esprit, vous, de regarder ce qu’il y a marqué au dos de votre flacon de gel douche ?
Bon, déjà, on ne s’étonne même plus d’utiliser du gel douche vert phosphorescent là où il n’y a pas si longtemps on avait tous, baignant à moitié dissous dans son porte-savon, un savon à la couleur plus ou moins beige, qui se caractérisait avant tout par le fait qu’il n’était pas liquide, ce qui le rendait particulièrement durable. Trop même : pour tout consommateur intensif tel que nous sommes tous censés l’être ( sinon, bye-bye la croissance, et toutes les promesses qui vont avec ), un savon qui dure longtemps, c’est autant de temps passé à rager de ne pas pouvoir en utiliser un tout neuf; et c’était bien ça qui se passait : on le déballait, on le prenait en mains comme si c’était une sorte de galet poli par les multiples jets de la douche (le jet normal, pas celui qui décalque les tympans quand on le braque sur les oreilles), comme si les mains de Cléopâtre en personne l’avaient façonné, histoire de s’occuper au cours de ses bains de lait d’ânesse. On le posait sur son support (oui, celui là même qui aujourd’hui orne le mur de nos douches et manifeste à lui seul combien le temps passe vite, combien les choses changent et combien nos éphémères installations sont vite inadaptées aux nouveaux produits que nous inventons sans cesse, celui là même qui désespère de voir un jour de nouveau un savon bien solide se poser en son sein alors qu’il reste tout aussi désespérément inapte à accueillir nos flacons remplis par le remplaçant, le fameux gel douche (et nous plaignons tous sincèrement ceux qui vivent dans un de ces logements où on crut bon, il y a déjà assez longtemps, d’incorporer le porte savon dans le mur, souvent à la place d’une des pièces de carrelage. On imagine assez la fierté de ceux qui ont, inconscients du fil des choses, installé ce genre de choses. On peut même supposer qu’ils le montraient à leurs amis en leur démontrant le gain de place que cela permettait, le caractère parfaitement rationnel du dispositif. On imagine aussi (et on compatit) le désarroi de ceux qui héritent aujourd’hui de ces niches creusées dans le carrelage, taillées sur mesure pour les pavés de savon qu’on utilisait jadis, et impropres aujourd’hui à accueillir les produits du progrès que sont les gels douche. On aurait presque une pensée pour l’absurdité de leur situation à chaque fois qu’on passe sous la douche et qu’on pose sur le sol, car peu de supports peuvent accueillir le poids de nos multiples flacons) ce véritable don des dieux). Le bloc de savon, on l’admirait au moment de le déballer précautionneusement du bout des doigts, mais dès la première douche on n’attendait plus qu’une chose : le moment où on allait remplacer cette masse gluante et informe par un nouveau galet tout droit sorti des mains délicates d’antiques manufacturières égyptiennes. Aujourd’hui, on manipule des flacons en plastique qu’on vide les uns après les autres avant de les balancer à la poubelle, sans aucun instant d’attachement, sans une pensée pour les machines qui les vomissent à longueur de temps sur les chaines de production.
La promptitude qu’on a eue à adopter le gel douche en lieu et place du bon vieux savon nous enseigne au moins une chose : la fin du 20ème siècle fut fascinée par le mou, voire le liquide, ou bien le visqueux. La preuve : quand on essaya de nous faire adopter le produit vaisselle solide, ce fut un échec retentissant ; comme quoi nous ne sommes pas seulement des consommateurs avides de nouveautés, il faut aussi que ces nouveautés aillent dans un certain sens. Et la trajectoire qui va du liquide vers le solide semble être une impasse. Le moteur de l’histoire semble plutôt être celui qui nous mène du solide vers le visqueux, liquidant par là même, en ce qui concerne le gel douche, son pendant, son accessoire, son media, qu’était le gant de toilette, symbole pour les générations précédentes (celles qui vécurent au siècle dernier) de la propreté, de l’hygiène, et signe pour les générations actuelles (qui oublient qu’elles sont, quand même, un peu nées au siècle précédent (mais qu’elles ne perdent pas trop la mémoire : des plus jeunes qu’eux sauront le leur rappeler quand on sera aux alentours de 2060, et que des adolescents affublés de tenues indescriptibles s’étonneront devant eux : « Wow !! Il est né au 20ème siècle ! »)) de tout ce qu’un bout de tissu éponge peut avoir de plus répugnant, préférant le retour aux sources dans le lavage sans intermédiaire, peau contre peau, avec tout ce que ça comporte comme aspects pratiques : la paume pour caresser, les doigts pour appuyer là où ça résiste, les ongles quand vraiment ça ne part pas (et les choses sont plutôt bien faites, on peut y aller sans trop se priver, parce que le corps, ça se raye pas (enfin, pas trop); certes, le gant avait un côté abrasif intéressant, les peaux mortes s’en allaient sur son passage, mais peu importe : nos hygiénistes, veillant à notre peau ainsi qu’aux rentes de leurs actionnaires ont incorporé aux gels douches tout un tas de trucs qui grattent à la place du gant, comme des noyaux de pêche broyés, de la pierre de lave pulvérisée, peut être bientôt des vrais morceaux de silex ou de quartz, ou bien peut être du fil dentaire barbelé, histoire de bien aller récurer dans les coins). D’ailleurs, je trouve là l’occasion de compléter ma théorie sur le cours de l’histoire, car on à là une belle illustration de ce qu’on appelle la « dialectique » telle que Hegel la concevait : le dépassement des opposés. Le liquide n’a pas seulement vaincu le solide, il l’a incorporé. Le savon est la thèse du produit savonneux. Le gel douche en est l’antithèse. Le gel douche incorporant des éléments solides est la synthèse du processus. Hegel nous enterrera tous, y compris les concepteurs de chez Loréal, même si on ne sait pas si Hegel le vaut vraiment).

Toujours est il que, quand on jette un coup d’œil au dos de nos gels douche, on trouve de curieuses choses. Déjà, certains ont des appellations pour le moins « exotiques », ce qui donne l’occasion aux commerciaux de nous pondre des jolis petits chapitres sur les fleurs qui ont été cueillies de-ci de-là à droite à gauche sur la planète, dans le seul objectif que nos narines occidentales frémissent à leur parfum et que les pores de notre peau s’entrouvrent mollement pour laisser les arômes hydratant les pénétrer plus facilement. Mais on a parfois des surprises plus profondes. Et comme toutes les surprises, les meilleures fonctionnent comme les fusées : en plusieurs étages. Pour le cas qui nous occupe ici, le booster, c’est le nom : (il fallait bien que le personnage principal de ce post apparaisse un jour ou l’autre, le voici enfin !) : AXE VICE. Bon, plus personne ne sait pourquoi les produits « Axe » portent ce curieux nom (peut être une réminiscence de guerre froide, que sais je ?), par contre, on peut émettre quelques hypothèses sur les raison pour lesquelles une des variantes des gels douche « Axe » porte le doux prénom de « Vice » : reprenez les épisodes précédents de la saga dialectique du gel douche : en devenant liquide, le savon rend le gant inutile, les mains se promènent nues sur le corps, le propriétaire du corps (et de mains) redécouvre des sensations qu’il n’aurait jamais dû oublier, sensations qu’on pourrait assez bien rassembler sous un concept commun que je vous propose de nommer « caresses » (même si, oui, en effet, on peut se demander quelle est la profondeur requise de ces caresses pour qu’on puisse les appeler, carrément, « Vice »). Je vous en ferai la preuve une autre fois en vous montrant que la marque Axe n’hésite pas, au dos des flacons d’une autre variante de leur savon liquide, à inciter le client/utilisateur à prendre ses douches en public et à proposer au quidam qui passe de lui savonner le dos (enfin, je dis le dos, mais la marque laisse bien évidemment le client/utilisateur/consommateur/cible libre de choisir ce qu’il se fera savonner par le premier venu sous sa douche).
AXE VICE a déjà dépassé la phase de la douche partagée (dans la sémantique savonneuse, ce stade n’est pas du vice, et après tout, cette typologie est assez intéressante, et on pourrait bâtir pas mal de petites réflexions sur ce simple détail). Il va au delà : si les autres gels douches proposent ce qu’on sait déjà qu’on désire, le VICE nous propose des sensations dont on ne savait même pas qu’on les désirait. Déjà, on nous promet de nous « pousser au vice tout en restant clean« . Je vois d’ici les mauvais esprits qui imaginent (ou qui se souviennent) combien le vice peut devenir salissant, à la longue. Mais on ne saura jamais si le sous entendu des communicants de AXE faisait allusion à de quelconques pollutions qui viendraient salir la peau de ceux qui s’adonneraient au vice, ou si plus largement on doit concevoir le vice comme étant une sorte de pollution de la tête en général, et de l’esprit en particulier. Si on suit la tradition philosophique, c’est la deuxième option qu’il faut choisir, puisque depuis l’antiquité, le vice est défini comme l’opposé de la vertu (on renverra à l’Ethique à Nicomaque, d’Aristote par exemple). Car finalement, le vice n’est rien d’autre qu’un détournement de ce qui doit être vers ce qui ne doit pas être (voire même vers ce qui doit ne pas être). C’est en cela que le vice s’oppose à la vertu, car celle ci est précisément ce qui doit être, ce vers quoi les choses tendent. C’est d’ailleurs pour ça que le message arrière du flacon est étonnant : quand au dos d’un flacon lambda de chez Loréal on nous explique qu’en utilisant ce produit précis, on va devenir tel qu’on devait l’avoir toujours été, que la peau va retrouver toute sa jeunesse, on nous tient un discours vertueux (puisqu’on nous dit que ce produit permet de faire en sorte que les choses soient telles qu’elles doivent être (d’ailleurs, regardez bien qui sert de vitrine à ces produits, vous ne trouverez que des symboles de la pureté, de l’hygiène, des modèles offerts à nous autres, humanité subalterne, viciée, qui rêve que grâce à quelques pommades magiques elle va pouvoir toucher à la divinité. On n’imagine pas trop Nina Hagen ou Brigitte Fontaine vantant les bienfaits des crèmanti-ageoliposomactifs, elles sont trop tordues pour « le valoir bien »)).
Du coup, ce produit Axe, si il veut vraiment bien porter son nom, doit nous promettre que les choses ne suivent pas tout à fait le train qu’elles sont censées suivre.
Et sur ce point, on ne sera pas déçus.
En effet, la seconde phrase offerte en pâture au consommateur curieux est la suivante : « un parfum envoûtant qui dévergonde les filles sages… » Au premier degré, on est déjà en plein dans le vice, donc dans le plus pur détournement, au sens où on détournerait un avion : dévergonder, c’est faire sortir des gonds de la vertu, c’est rendre déviant. Qui ça ? Les filles sages bien sûr. Puisque le texte le dit.
Un arrêt sur image s’impose. Vous avez déjà vu une publicité Axe s’adressant aux filles, vous ? Vous avez déjà vu ces produits vendus au rayon féminin ? Tt tt… Erreur de lecture : ce texte ne s’adresse pas aux filles, mais bel et bien aux gars qui sont les clients ciblés. On franchit alors un pas dans l’escalier du vice (en sens ascendant ou descendant, à vous de voir), en s’enfonçant dans l’imaginaire publicitaire de la marque Axe : le gars utilise un gel douche pour provoquer un effet dévergondant sur les filles qu’il croisera, qui seront alors littéralement envoûtées par le parfum émanant de l’illusionniste séducteur. Il s’agit donc bien de détourner les autres, de les entrainer là où ils (et en l’occurrence, il s’agit clairement de « elles »), ne veulent pas aller.
Mais si le produit agit sur les autres… pourquoi n’agirait il pas aussi sur celui qui le porte ? Si transformation il y a, c’est bien sur l’utilisateur qu’elle a, avant tout, lieu : celui qui ne pouvait pas séduire, celui qui avait jusque là une vie sage (en apparence vertueuse), deviendra grâce à Axe Vice l’inverse de ce qu’il était censé être. Hmm hmmmmm… Jusqu’où cela peut il aller ? Quelles sont les limites du processus du vice ? J’ai une petite idée sur la question : tout produit travaille à transformer l’image que le consommateur a de lui même, parfois à son insu. Axe propose à des hommes de s’imaginer en séducteurs grâce aux phéromones trompeuses dégagées par le gel douche. Mais, au fait, n’est ce pas une attitude un peu inhabituelle de la part des hommes ? N’est ce pas plutôt l’inverse qui est censé avoir lieu (du moins dans l’imaginaire traditionnel de la publicité) ? Vous vous souvenez d’Impulse (« tout à coup, un inconnu vous offre des fleurs »), on avait le récit d’Axe, mais à l’envers, et en un peu plus conforme au schéma standard de la séduction : Impulse surprenait les femmes qui le portaient parce qu’elles pensaient ne mettre qu’un parfum innocent, alors qu’elles revêtaient la ceinture d’Aphrodite. Entre temps, Axe vient inverser les rôles : ce sont les hommes qui doivent user d’artifices pour attirer à eux des femmes qui se comportent en consommatrices de chair masculine. Ce n’est pas la marque qui a décidé de cela, ce sont les rapports entre hommes et femmes qui ont évolué entre temps, et là où ces deux petites phrases ludiques sont astucieuses, c’est qu’elles ne cherchent pas à résister à ce mouvement. Au contraire, elles l’accompagnent et le dépassent.
Inversion des rôles, certes, mais on reste dans la même pièce de théâtre : Les femmes font l’objet de mouvements qui semblent n’être initiés par la volonté de personne. Ce sont des puissances supérieures, déclenchées par des parfums, qui s’accomplissent, dont personne ne semble être responsable. A strictement parler, observer ce discours, c’est saisir un peu ce en quoi ça consiste, la culture du viol : c’est pas ma faute si j’ai agressé, c’est parce qu’elle porte ce parfum. Ce qu’ajoute le gel douche, c’est qu’il permet carrément de ne plus rien faire du tout : ce sont les filles sages qui se jettent sur moi. Reste que si elles étaient sages, c’est que leur mouvement n’est pas volontaire. Et s’il n’est pas volontaire, c’est qu’on s’assoit joyeusement sur la question du consentement.
On n’écrit même pas un paragraphe sur le fait qu’on parle ici de « filles », et non de « femmes ». La visée est juste claire, tellement froide que si c’était la température d’une douche, on fermerait le robinet.
Mais puisqu’on est déjà bien partis, poussons encore plus loin : Tant qu’à inverser les rôles, autant le faire complètement. Si la publicité propose aux hommes de jouer les innocents, c’est que finalement, la petite fille sage dans l’histoire, c’est l’homme lui-même, et que c’est lui qu’on invite à aller au bout du vice. Or le vice, c’est précisément le fait d’aller là où on ne devrait pas aller. On peut voir ça de deux façons : soit le spot propose aux hommes de se comporter comme des petites filles, soit il sert de prétexte à faire preuve d’une bonne grosse mauvaise foi, en jouant la victime là où tout avait été conçu pour que le piège fonctionne conformément aux intentions les plus perverses.
L’univers est donc plutôt bien ordonné, et il y a une logique derrière les choses. Pour la voir, il suffit de regarder. On pourrait accuser la publicité de nous détourner du droit chemin. Ce serait se tromper de coupable. En réalité, la pub ne prend aucun risque. Le message qu’elle exprime, elle ne l’invente pas, elle ne le suscite pas : elle le trouve tout prêt en nous, elle ne nous montre que ce dont elle a compris qu’on désire profondément le voir et l’entendre. Les plus efficaces des campagnes sont celles qui nous attrapent là où on a des poignées pour être saisis. Alors, ce mélange de sexisme et de pédophilie, cette tentation de profiter d’un pouvoir de séduction qu’on produirait sans avoir l’air de le vouloir sur les autres, il ne tombe pas du ciel. Il est en nous, il louvoie de façon suffisamment subtile pour émerger de façon apparemment naturelle à la surface, juste suffisamment déguisé pour avoir l’air admissible.
Et si on a des doutes sur la rhétorique que la marque développe ici, on peut se référer à ces deux spots, qui accompagnent le produit sur le marché anglo-saxon, qui utilisent l’humour pour imaginer une situation dans laquelle ce sont les femmes qui sont accusées de faire preuve de manque de retenue envers les femmes, les femmes qui sont traduites en justice et emprisonnées. Rappelons que, dans la mesure où dans la vraie vie ce sont les hommes qui se comportent ainsi, sans avoir besoin que les femmes utilisent quelque gel douche que ce soit, et que malgré tout ils ne sont pas emprisonnés, cet humour peut être considéré comme drôle… ou pas.
Ouhla c’est chaud tout ça… ma prochaine douche sera cérébrale ou ne sera pas !
C’est vrai que la forme gel pour la douche permet d’être au plus près de notre corps… qu’on ne s’étonne pas si les ados prennent 3 douches par jour 😉
boom chika wah wah !