Petit traité de nanarchisme – Portrait du producteur en artiste.

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Nana Mouskouri in New-York L’être humain a ceci d’intéressant qu’il peut parfois se faire peur tout seul. Y a même pas besoin qu’on le mette aux commandes d’un Enola Gay, ou qu’on lui colle la panoplie totale de la parfaite groupie de Matrix, arsenal compris, pour qu’il fasse peur. Non, non, la plupart du temps, il se fait peur tout seul, quand il surprend son propre reflet dans une glace et qu’il se voit tel qu’il est, et non tel qu’il se conçoit. Et le plus terrible dans cette histoire, c’est que ce reflet est en fait le plus souvent bien plus beau que l’image qu’on a d’habitude de soi, beau à en avoir peur, parce qu’il montre ce qu’on pourrait être, et qu’on préfère demeurer ce qu’on est.

Parmi ces surfaces réfléchissantes, révélant au coin de la vie la puissance dont on est porteur, Quincy Jones se trouva un jour sur la trajectoire trop millimétrée d’une jeune chanteuse grecque, adoptée par la France, partie à l’Ouest pour enregistrer un disque américain, car c’était là que se trouvait le public à conquérir. On ne sait pas ce que Quincy Jones fit à la petite Nana, on ne sait pas quelle sorcellerie fut mise en oeuvre, quels envoûtements furent jetés, quels exorcismes à l’envers furent pratiqués. On ne sait pas non plus par quelle séduction il attrapa la jeune débutante, mais le disque qu’il lui fit enregistrer restera pour toujours, dans sa solitude définitive, l’image de ce que cette jeune fille aurait pu être, si elle n’avait pas elle-même immédiatement détourné les yeux de son propre portrait virtuel.

Ainsi, « The girl from Greece » est il la preuve que les mondes parallèles existent, mais qu’ils sont comme des bulles qui gonflent rapidement, font apparaître ce qu’un univers pourrait promettre, mais explosent sans même qu’on s’en aperçoive, tant ils demeurent minuscules, embryonnaires, laissant s’éparpiller dans l’atmosphère les forces telluriques dont ils étaient chargés. La collaboration avec Quincy Jones n’eut donc pas de suite, Nana préférant oeuvrer, à l’avance, pour cette entreprise générale d’AndréRieusiation du monde, nous reconfigurant le monde à grands coups de mélodies sucrées, de disques de noël, de photos mélancoliques, de soirées tv passées sur des tapis de fausse fourrure, devant des cheminées immaculées, à se complaire dans les expériences anodines, dans l’art indolore, dans la cholestérolisation généralisée des sens.

Les américains qui écoutent encore aujourd’hui ce disque doivent se dire qu’on est un peu bizarres, en Europe, et que le surnom qu’ils nous ont decerné, nous désignant comme le vieux continent, nous va décidément comme un gant. A peine revenue sur le plancher des vaches, la fille grecque qui chante s’est pris le coup de vieux que la clientèle retraitée (retraitée dans sa tête, si ce n’est dans les faits), celle qui décide de tout par chez nous, désirait qu’elle affiche. Finie la sensualité, finies les tonalités graves dont on se surprend même que sa gorge présumée trop peu profonde en fut un jour capable, finies les ondulations souples de la voix surfant sur des standards semblant taillés à sa mesure. Retour à la standardisation des chansons accompagnées par les petits chanteurs à la croix de bois, mélodies à la papa, tenues mémé, chansons neuneu; bref, tout ce qui plait dans cet univers impasse. Nos cousins d’amérique doivent bien se demander ce qui nous prend, de castrer ainsi nos plus belles plantes, comme si on avait mal compris le principe essentiel de la castration : produire des monstres superbes.

The girl from Greece singsOn comprend mieux, à la lumière de ce qui semble demeurer dans la discographie de la belle hellène un dérapage peu revendiqué, cadrant mal avec l’image soigneusement entretenue par la suite, pourquoi rien on ne parvient jamais à faire émerger par chez nous des voix exceptionnelles. Seules des filles à forte personnalités, des Catherine Ringer, des Brigite Fontaine, peuvent tailler leur propre route, mais seules. Aux Etats Unis, des Nolwen Leroy seraient accueillies par un producteur qui les étalonnerait, les placeraient dans une bonne terre, apte à les nourrir bien comme il faut, il leur parlerait avec des mots qui ouvrent des perspectives, ils créeraient ensemble un monde qui deviendrait une sphère à part entière, à la taille d’un univers. Voila précisément ce que nous ne savons pas faire : satisfaits de notre petit « chez nous », nous sommes inaptes à générer ces univers parallèles que nos enfants d’outre-atlantique savent encore, en pionniers, investir, et à bien des titres, il semblerait bien que ces univers soient tout simplement ceux du désir.

Désir, voila bien ce dont on aura tout fait pour en décharger la petite Nana. Son pied à peine posé sur le nouveau continent, cette terre d’accueil provisoire agira comme un révélateur donnant à la chanteuse une aura insoupçonnable par chez nous. Soif d’ailleurs, appétit pour l’autre qu’on est pour soi même, autant d’énergies qui se libère quand les transatlantiques suivent la course du soleil, et qu’on tait dans le trajet retour. On l’aura compris : le désir est un secret qui a besoin d’un metteur en forme pour se laisser apercevoir. Ces chanteuses à voix qu’on entraîne si bien par chez nous à s’époumoner en pure perte ont besoin d’un sculpteur qui les aide à poser leur voix sur des ondes porteuses plus profondes, plus solides, moins communs, moins a priori convenables; c’était là le métier de Quincy Jones, l’homme qui parlait à l’oreille de Nana, pour que quand elle lance avec la négligence nécessaire « Chéri, je t’aime tant » dans « That’s my desire », cette voix sache parler aux nôtres.

Certaines conceptions de l’artiste le désignent comme un démiurge mettant en forme le chaos pour le rendre conforme à un ordres supérieur et impérieux. La Nana, telle que l’Europe la réalisa, confrontée à celle que l’amérique eut juste le temps de lancer vers les étoiles montre qu’on peut placer cet ordre impérieux dans bien des lieux. On ne peut que se dire, avec le recul, et non sans une certaine impression de vie gâchée, que certains de ces lieux devraient être enfin reconnus comme constituant des petites morts, des impasses.

L’album originel, titré « The girl from Greece », datant de 1962 est un objet rare. Il comporte quinze titres auxquels l’édition CD ajouta dix bonus venant apporter un peu de lumière à ceux qui se diront que, décidément, quinze titres (auxquels je retrancherais volontiers la reprise anglaise de « Et maintenant, que vais je faire », qui tombe dans les travers que connaîtra la suite de sa carrière. Sortant de l’ombre, le même album ressortira en 2000 sous le titre « Nana Mouskouri in New-York », mais sans les bonus. Peu importe on se satisfera de la photo illustrant le livret, montrant la chanteuse telle qu’on ne la représentera sans doute plus jamais, du moins officiellement : accompagnée, intérieurement habitée, et fière.

11 Comments

  1. curieuse impression que l’activité s’est tarit ici, même celle d’être égaré dans un blog un peu fantôme… et inquiétant; j’espère qu’il n’y a pas de mal à déplorer par chez vous…

    que dire de plus si ce n’est que vos nouvelles m’intéressent au plus haut point ? portez vous bien !

  2. Le jkrsb n’a pas encore débourré et moi je ne vais pas le lui cannibaliser son blogue !

    En fait, c’est beaucoup plus confortable de lui laisser avoir des idées et de se ramener derrière pour faire la fine bouche ou le donneur de leçons.

    Bloavez mad à tout le monde.

  3. vous avez raison ! loin de moi aussi l’idée d’instrumentaliser son blog pour, disons, y faire ce qui me plait; cependant je m’inquiétais de votre silence (à tous les deux !), trouvant celui-ci inhabituel au point que je finissais par me demander si il n’y avait pas eu quelque problème, visiblement ce n’est qu’une question d’alcool 🙂
    Socrate lui au moins y était insensible 🙂

    Bonne année à tous ! de la part d’un lulu un tant soit peu rassuré 🙂

  4. Je vois qu’il en faut peu pour rassurer sur mon compte ! 🙂 Il suffit que quelqu’un dise que tout doit sans doute aller bien pour qu’on en conclue que tout va effectivement bien.

    Bon…

    Admettons que tout va bien, en effet. Rien de grave à l’horizon : il se passe juste qu’il y a 2000 ans un juif de père inconnu a réussi à créer un émoi durable au sein de la petite communauté humaine, et que ça provoque encore de nos jours quelques réunions de famille, auxquelles je participe aussi (oui, oui, je suis humain, moi aussi je me gave de ptits fours et de boissons pétillantes pour les fêtes de fin d’année). Aussi me suis je simplement tenu éloigné de tout ce qui ressemblait à un clavier ou un écran pendant quelques jours, eux mêmes précédés d’une grosse session de correction de copies et de conseils de classe.

    Mais je n’ai point disparun et j’ai pris le temps de réfléchir et je vais débarquer avec quelques nouvelles idées à développer !

    La définition du lecteur et commentateur de blog donnée par Michel, et ça me convient assez, cette idée de permettre à des fines bouches de se manifester et de donner des leçons, dans la mesure où se sont aussi des fines lames, et que leurs leçons sont de chouettes réponses. Le contrat me semble respecté, et c’est à mon tour de servir…

    … ce qui sera fait dans les jours qui viennent !

    Merci pour les voeux, même si je doute que le 01 01 soit le véritable départ de quoi que ce soit. Je souhaite le meilleur pour Lulu, Michel et les autres, et si on peut ajouter le plus de monde possible à cet espoir (dont je crains qu’il ne réclame qu’on se retrousse sérieusement les manches), faisons le ! 🙂 (en gros, tel la première miss amérique venue, je désire pour 2008 la paix pour le monde (hum… ça me parait géopolitiquement peu crédible), la fin de la famine, du soleil dans tous les coeurs, des mines de bisounours sur tous les visages, des vacances en yacht pour tout le monde,des rollex à tous les poignets et des Clara B. dans tous les lits (du moins pour ceux qui apprécieraient cette présence (somme toute fort peu encombrante)). 2008 sera révolutionnaire ou ne sera pasd !)

  5. Merci pour tout ! 🙂

    Il est vrai cependant que j’ai été un peu trop rapidement rassuré sur ton compte, mais visiblement Michel n’avait pas tort de présupposer que tout allait bien 🙂

    Tiens j’en profite pour glisser ici une remarque qui a à voir avec tes photos, ne faisant pas partie de deviantart je ne peux jamais faire part, sous chacune d’elles, de mes émotions, alors voilà j’aimerai te dire (ce que je fais) que, en règle générale (je n’ai pas souvenir d’un contre-exemple ou d’une exception), je les trouve toutes toujours fascinantes !

    Y a pas à dire, tu es aussi doué (encore un domaine de plus ! :)) dans la photographie, biz !

  6. Le jkrsb a déjà des mollets de campeur, alors pas la peine de le faire gonfler de ce côté-là !

  7. bon, il est vrai que j’ai pu donner l’impression de forcer la dose, mais reste que ses photos sont remarquables (du moins pour un regard qui, comme le mien, n’y connais pas grand chose)!(et, bien entendu, il n’est sans doute pas le seul dans ce cas là !)

  8. Pourquoi Sarkonaze ne fréquente t il plus les cafés et les restaurants ? Parce que c’est interdit de fumiers !

  9. Bonjour !

    Si ce n’est déjà fait, et au cas où vous ne seriez pas au courant (et encore au cas où vous seriez intéressés ^^) partez vite chez votre marchand de journaux acheter le monde d’aujourd’hui, sera délivré avec pour la modique somme d’un euro trente (pour cette fois seulement) un tome regroupant Le Banquet, Phèdre et l’Apologie de Socrate présentés par le philosophe Roger-Pol Droit. Une belle occasion de relire ces oeuvres !

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