Flower Power

In "CE QUI SE PASSE", 24 FPS, MIND STORM, PROPAGANDA, SCREENS

Portrait of American bank robbers and lovers Clyde Barrow (1909 - 1934) and Bonnie Parker (1911 -1934), popularly known as Bonnie and Clyde, circa 1933. (Photo by Hulton Archive/Getty Images)

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En regardant, les yeux grands ouverts, Taxi Téhéran de Jafar Panahi, sachant quelles étaient les conditions dans lesquelles ce film avait été réalisé, au prix de quel courage il avait persisté dans son art, sachant quelles menaces pèsent sur lui, j’avais en tête, toutes proportions gardées, ces films réalisés dans les années 60 par des réalisateurs alternatifs, indépendants, faisant émerger ce courant que, depuis, on appelle le « Nouvel Hollywood ».

Toutes proportions gardées, certes, parce quand on parle d’Hollywood et des réalisateurs qui ont alors pris leur essor, et leur liberté, on parle de risques économiques, et d’une censure qui demeure celle du financement et de la distribution, alors qu’en Iran aujourd’hui, ce dont on parle, c’est d’arrestation, d’emprisonnement, d’interdiction formelle de tourner, bref d’une censure autrement plus violente.

Mais de fait, ce sont bien les situations contraintes qui génèrent cette résistance qui est le terreau, ou le fertilisant de l’acte créateur.

En fait, je pensais précisément, en regardant ce taxi défier les règles de filmage qu’une petite fille vient égrener sur le siège passager, à Bonnie & Clyde, d’Arthur Penn, sorti, lui, en 1967. J’y pensais sans doute parce que ce film fait partie de la sélection « Collégiens et lycéens au cinéma », cette année, et que j’emmène une de mes classes le voir, mais je l’avais aussi en tête parce qu’il contient cette même énergie tranquillement insurrectionnelle. Ou plutôt, peut être faudrait-il dire « surrectionnelle », au sens tumblr_mn47qu0mNX1rt6moko1_500 (1)où ces films mettent en scène une force de vie qui s’impose non pas en opposition à ce qui l’entrave, mais en adoptant une fière et légère indifférence. Bravement, sans se laisser troubler ou dévier par les menaces, pourtant présentes.

En bossant un peu le film d’Arthur Penn pour mes élèves, je suis tombé sur des extraits d’interview donnée par ce réalisateur à Patrick Bureau pour la revue les Lettres françaises. Les extraits disponibles en français sur le net sont réduits à peu de choses, mais j’ai trouvé un document en anglais qui en reprend un extrait beaucoup plus vaste; et les propos sont d’autant plus intéressants que, mine de rien, on peut trouver dans Bonnie & Clyde beaucoup de mains tendues vers notre époque. Le contexte de la grande dépression, les photos d’introduction, la scène au cours de laquelle un fermier tire sur sa propre maison dont les banques l’ont dépossédé, ramènent évidemment aux crises dans lesquelles nous sommes entretenus; et la trajectoire tangente des deux héros est évidemment une perspective dont on doit se demander si on doit la considérer par obligation, ou plutôt par devoir.

Le film ne donne pas de conseil; il ne dresse pas d’horizon politique, il n’instaure pas de programme à mettre en oeuvre. En revanche, comme tout film, il met en scène, et dans un souffle auquel il est difficile de ne pas être sensible, des attitudes face au mécanisme économique et politique qui plie les hommes à sa loi; et ce faisant, il renvoie chacun à sa propre position, et à ses propres attitudes; à son manque de radicalité en somme.

Voici ce qu’Arthur Penn en dit, dans une libre traduction de ma part :

« Pendant des années, en Amérique, nous avons erré, d’une guerre à une autre.C’est une histoire sans fin.L’histoire de l’Amérique est pleine de cette violence, dont tout le monde parle, et cet état de guerre permanente dans lequel nous sommes rend cela bien plus évident encore. Tout pays soi-disant civilisé est passé par là. En Amérique, la conquête de l’ouest et la guerre faite aux indiens fût absolument sauvage. Et je crois qu’on n’y a mis fin qu’en instaurant une culture très moraliste. Ce n’est pas la violence qui nous effraie, ce sont les moralistes. Si cette violence est une des choses dont je ressens le plus profondément, c’est parce que c’est un problème propre à l’Amérique. Mon prochain film sera un western, l’histoire des indiens, et ce qui leur est arrivé il y a un siècle [Note du moine copiste : nous savons maintenant qu’il s’agit de Little Big Man]. les indiens, les gangsters, les meurtriers, ce sont tous des personnages hauts en couleurs n’est ce pas ? Je veux que, comme moi, on éprouve du dégoût, qu’on approche l’horreur en voyant, partout autour de nous, la mort à l’oeuvre. J’aimerais penser que tout ça est absurde, qu’en fait, nous sommes bien plus sensibles que ça.

J’ai vu le film de Pontecorvo, la Bataille d’Alger, à New-York. C’est un bon film, et ça montre de quelles choses terribles nous sommes capables quand nous sommes confrontés à la guerre. Bonnie & Clyde, c’est comme un film de guerre. Il se situe à la même époque que les Raisins de la colère, pendant la grave Dépression de 1932, qui eut des effets si profonds sur le pays tout entier. C’est une période douloureuse, au cours de laquelle beaucoup d’Américains ont tout perdu. Le Sud-Ouest du Texas, où nous avons tourné le film, fût sévèrement touché. Dans Bonnie & Clyde, la société a infligé aux personnes une humiliation économique, sociale et morale.

Portrait of American bank robbers and lovers Clyde Barrow (1909 - 1934) and Bonnie Parker (1911 -1934), popularly known as Bonnie and Clyde, circa 1933. (Photo by Hulton Archive/Getty Images)
Portrait of American bank robbers and lovers Clyde Barrow (1909 – 1934) and Bonnie Parker (1911 -1934), popularly known as Bonnie and Clyde, circa 1933. (Photo by Hulton Archive/Getty Images)

Alors, que font Bonnie et Clyde ? Ils mènent une guerre contre cet assaut, afin de découvrir leur propre identité. Ils représentent le front populaire de libération individuelle. Sans vouloir psychanalyser les Etats-Unis dans leur ensemble, mais c’est certainement là un aspect sociologique important de la Dépression. Je veux montrer comment ces deux personnalités émergent de ce contexte. Je ne dis pas qu’ils sont bons, ou mauvais. J’ai juste voulu raconter leur histoire, du début à la fin, jusqu’à ce que la police les piège et les abatte dans un déluge de balles. J’ai voulu que ce film se développe sur différentes échelles, sur un plan sociologique, mais aussi dans une perspective politique, et j’ai voulu que ça se fasse à travers un humour macabre. Il y a une telle ironie, quand une société toute entière se retourne contre deux personnes. Je crois que le succès du film – particulièrement auprès des jeunes américains – vient du fait qu’ils y voient un retour à l’anarchie, ou bien, et c’est plus important encore, une manière de s’opposer à la guerre. »

Comme la traduction de l’anglais n’est pas vraiment mon métier, et que je ne maîtrise pas cette langue mieux que la moyenne, je partage le texte sur lequel j’appuie ma libre interprétation :

« For years in America we’ve stumbled from one war into another. It’s never-ending. American history is full of the violence that everyone is talking about, and this permanent state of war we’re in makes this point even more evident. Every socalled civilized country has gone through this same process. In America, the settling of the West and the war against the Indians was absolutely savage. I think we’ve come to terms with this by establishing a very moralistic culture. It’s not violence that frightens us, it’s the moralists. If this violence is one of the things I feel deep down, it’s because this is a peculiarly American problem. My next film will be a Western, a history of the native Indians and what happened to them a century ago. All the Indians, gangsters, and murderers are quite colorful, aren’t they? I want people to feel disgust, to experience horror when they see all this death around them, just as I do. I’d like to think that it’s all quite absurd, that we’re much more sensible than this. I saw Pontecorvo’s The Battle of Algiers in New York. It’s a great film and shows that when faced with war we’re capable of doing terrible things. Bonnie and Clyde is like a war film. It’s set in the same era as The Grapes of Wrath, during the brutal Depression of 1932 that had far-reaching effects on the entire country. It’s a painful period when many Americans lost everything. Southwest Texas, where we shot the film, was very badly affected. In Bonnie and Clyde society has inflicted economic, social, and moral humiliation upon the individual. So what do Bonnie and Clyde do? They wage war against this onslaught in order to find their identities. They represent the popular front of individual liberation. I wouldn’t want to psychoanalyze the entire United States but there is certainly a sociological aspect to the Depression. I want to show how these two people emerged from this environment. I’m not saying they’re right or wrong. I just wanted to tell their story from start to finish, when the police caught up with them and shot them dead with a hail of bullets. “I wanted the film to develop on different levels, from a social point of view and even a political one, and I wanted this to be done through its macabre humor. There’s real irony when a democratic society moves against two people. I think the film’s success—especially with young Americans—stems from the fact that they see it as a return to anarchy, or more importantly, as being antiwar. »

Arthur Penn Interviews. Edited by Michael Chaiken and Paul Cronin. University of Mississippe Press, Jackson, 2008.

Mais comme l’interview a été tenue pour les Lettres françaises, voici la fin de cet extrait, tel qu’il a été publié dans cette revue. Je ne sais si la version anglaise est une traduction de l’article français, ou la retranscription de l’enregistrement d’Arthur Penn :

« Dans Bonnie and Clyde, l’individu découvre l’humiliation économique, sociale, morale, que lui fait subir la société. Que font Bonnie et Clyde ? Ils font la guerre à cet état de fait , pour trouver leur identité. C’est le Front populaire de la libération individuelle. Je ne veux pas du tout psychanalyser les Etats-unis, mais disons qu’il y a l’aspect sociologique de cette époque de la dépression et que je montre deux jeunes gens qui en sont le produit. Je ne les approuve ni ne les condamne. J’ai suivi scrupuleusement leur histoire jusqu’à la fin où la police les a atirés dans un piège pour les massacrer (…). Je crois que le succès du film, son audience auprès de la jeunesse américaine, provient de ce que les jeunes se retrouvent dans ce qui est, pour eux, peut-être, un retour à l’anarchie, mais surtout un film contre la guerre.

Arthur Penn in Les Lettres françaises (entretien avec Patrick Bureau, 31 janvier 1968) »

D’où est ce que je tire ces extraits ? D’un document édité par l’université de Buffalo, qui semble proposer des cycles d’études cinématographiques tout à fait passionnants. Si vous voulez en lire davantage, suivez ce lien : http://csac.buffalo.edu/bonnie.pdf 

Mais plus profondément, on tient dans ce film, et dans ces propos qui l’accompagnent, des lignes directrices importantes : l’aliénation économique n’a rien de naturel. Si ceux qui subissent cette humiliation ne savent plus où il en sont, ni qui ils sont, c’est qu’il s’agit bien d’une aliénation. D’abord parce que c’est une spoliation, si on prend en considération le peu dont les victimes sont propriétaires, et dont elles sont cependant privées. Ensuite parce que c’est une déchéance qui sort ceux qui la subissent du champ de ce que ceux qui en sont coupables considèrent comme « l’humanité ». En d’autres termes, il s’agit bien d’une attaque, et si on y répond, c’est une guerre. Il fut d’ailleurs un temps où certain homme politique affirmait que son ennemi, c’était une certaine finance, à laquelle il était censé déclarer la guerre. On comprend mieux, avec le recul, comment et pourquoi la gauche semble ne plus tenir aucun discours qui lui soit propre : n’ayant pas livré cette guerre, s’étant contenté de la déclarer, ce qui ne servait à rien puisqu’elle était déjà engagée, et ne la menant pas, au mieux c’est à une reddition, au pire à une collaboration avec l’ennemi. Ne soyons pas paranoïaques. 386272On se contentera d’y voir une erreur d’évaluation de la situation, et un excès de langage de la part de ce candidat. Manifestement, ce n’était pas une guerre qu’il s’apprêtait à livrer, mais une négociation. De toute évidence, ce n’est pas la bonne manière de s’y prendre, mais nous sommes sans doute coupables puisqu’en réalité, cet espoir placé en la négociation, nous le partageons nous aussi, car pour la plupart nous avons le sentiment d’avoir plus à perdre qu’à gagner en livrant une telle bataille, quand bien même nous savons ce que cela a d’inégalitaire et de profondément injuste de s’en contenter, puisque cela implique l’enrichissement considérable des plus fortunés, contre la ruine des plus faibles. Quand Warren Buffett déclarait qu’une guerre avait déjà eu lieu, menée par les élites économiques contre tous les autres, et que les plus riches l’avaient d’ores et déjà gagnées, il ne se trompait pas, de toute évidence. Et la gauche ne retrouvera une voix audible, et une voie praticable, que lorsqu’elle renouera avec cet esprit de combat, et s’assumera pleinement comme révolutionnaire. Ce qui, dans les actes pour la gauche qui est au pouvoir, et dans les mots pour celle qui n’y est pas, n’est plus jamais revendiqué. Ajoutons que cette aspiration révolutionnaire est, en revanche, copieusement récupérée par l’extrême droite, dont les électeurs constateront mais un peu tard, que l’accomplissement bourgeois de ce programme politique se gardera bien de toucher aux acquis de ceux qui possèdent déjà, le mime révolutionnaire prenant fin sitôt les portes du pouvoir refermées dans leur dos.

Mais après tout, Bonnie et Clyde ne sont que des rebels without a cause. Arthur Penn le dit clairement : ils sont le Front populaire de la libération individuelle. De fait, si le film porte sur les spoliés de l’Amérique un regard compatissant, il ne dresse aucun programme susceptible de leur rendre justice.  Ils le croisent leur destin que deux fois : au moment de proposer à ce fermier de détruire à l’arme à feu sa propre maison, et quand ils sont presque mourants après la première fusillade avec la police. Ils valent dès lors bien plus comme figures d’exception que comme héros.

Le héros, ce sera dès lors plutôt dans la figure de cette avocate croisée sur le siège passager du taxi de Jafar Panahi. Parce qu’elle se bat pour les autres, à son propre détriment, parce qu’elle ne se fait pas d’illusions, parce qu’elle sait qu’elle est déjà en prison, et que le seul moyen de s’en libérer, c’est de mettre en évidence aux yeux du plus grand nombre la nature pénitentiaire de cette organisation sociale. Et paradoxalement, peut-être le moment le plus dangereusement révolutionnaire de Taxi Téhéran, bien plus que ne le sont les gunfights de Bonnie & Clyde, réside t-il dans le don d’une fleur à tous ceux qui aiment le cinéma.

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