Après le déluge, moi

In "CE QUI SE PASSE", CHOSES VUES, MIND STORM
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J’avais évoqué, dans un autre monde, à propos de la très bonne série Chernobyl, l’ouvrage de John d’Agata, mélange de véritable littérature et d’enquête journalistique, Yucca mountain. Yves Cochet, qui semble trouver dans la colapsologie un nouvel élan médiatique, donne ici l’occasion de réitérer, cette fois ici-même, cette référence, qui permettra de conseiller de nouveau cette lecture.

Depuis quelques temps, Cochet adopte une attitude étrange consistant, non plus à prévenir qu’un danger approche, mais à montrer que lui, au moins, y échappera. Disons ça autrement : jouant les prophètes de malheur, il pronostique son propre bonheur à venir, et quelque chose nous dit que celui-ci se nourrira, au moins en partie, de l’observation, de loin, du malheur des autres. Ainsi, s’est-il porté acquéreur, avec sa fille précise-t-il, d’une propriété qui lui assurera, l’heure venue, une vie en totale autarcie. Eau, nourriture, le voici autosuffisant. A la frontière du survivalisme, on a pendant un bon moment l’impression qu’il compte s’isoler le plus possible du reste du monde, entrant en conflit avec le reste de l’humanité pour préserver ses biens, et ne pas les partager. Et puis, sans doute conscient de cette ambiguïté, il évoque la nécessité de se lier avec ses voisins. Mais voulant illustrer son propos, le seul exemple qui lui vienne en tête, c’est son voisin agriculteur, qui vient l’aider car il dispose d’engins agricoles. Bref, avec sa pelouse bien tondue (ce qui ne se fait plus, il faut le savoir, la prairie laissée « longue » est, certes, moins bourgeoise (quoiqu’elle puisse le devenir, la bourgeoisie est tellement donneuse de leçons), mais elle est bien plus accueillante pour toute la petite faune et la généreuse flore qui l’habite et la constitue), dans sa veste, Yves Cochet parle comme un seigneur local, propriétaire de son sol, de sa ressource d’eau, sur laquelle il va faire installer sa pompe, et puis il a ses chevaux, et sa calèche, son potager, qui produira ses légumes, et autour, il y a « les gens », dont on sent que s’ils sont pris en considération, c’est pour les services qu’ils peuvent lui rendre. Pourquoi pas, hein, mais évidemment, on ne peut s’empêcher de penser que les raisons mêmes pour lesquelles il pourrait être réduit à devoir lutter pour sa subsistance ont quelque chose à voir, à large échelle, avec ce même comportement d’accaparement des ressources, et de mise à son propre service du travail des autres.

Ce que pronostique Yves Cochet, avec une indéniable forme de délectation, c’est tout simplement la fin du monde. Ou plutôt, la fin du monde des autres, puisque lui s’est constitué son petit monde à lui, selon une stratégie qui n’est absolument pas universalisable, en mode, « après le déluge, moi ». Déçu par ce monde, il semble pressé de le balayer pour bénéficier d’un nouveau monde, rien qu’à lui, à ceux qui le servent, et à ceux qui lui ressemblent. Comme quoi les amateurs de « nouveau monde » sont disséminés dans tous les coins du paysage politique.

Cette fascination pour une fin du monde qui ne serait la fin du monde que pour les autres est le propre de quelques uns de ces prophètes. Chacun, dans son coin, peut tuer des gens dans sa tête, et trouver à cette activité tout un tas de justifications qui relèveront, évidemment, de la morale. Si Yves Cochet mérite d’être sauvé, c’est que les autres auront mérité de ne pas l’être. Et si ses voisins trouvent grâce à ses yeux, c’est manifestement parce qu’il en a besoin.

Cette fascination, John D’Agata l’évoque page 102 de son livre, alors qui remonte dans le passé à cette époque durant laquelle Las Vegas faisait, insouciante, ses premières armes de cité touristique en profitant de la vue imprenable qu’elle offrait sur le centre de tir de bombes atomiques, qui se situait pile poil dans son champ de vision. Un désert peu à peu vitrifié par le souffle solaire des prototypes qu’un jour ou l’autre on pourrait balancer dans le firmament civil d’un peuple ennemi. Il dresse une liste, non exhaustive, de ces enthousiasmes apocalyptiques :

« La fascination que procure le sentiment de la fin du monde n’est pas particulièrement nouvelle.
Dieu est à l’origine de cette obsession, lorsqu’il nous a expliqué dans la Genèse qu’un immense déluge tuerait tous les hommes en une seule fois.
Selon une prophétie romaine, la fin des temps devait se produire en 600 av. J.-C., l’année où Romulus apprit dans un rêve que son empire serait détruit.
Elle aura lieu avant ma mort, a dit Confucius à ses disciples.
Elle aura lieu 29 fois, a répété la Sybille toute sa vie.
483 fois, corrigea Saint-Clément.
En 968, il y eut une éclipse de soleil.
En 981, il y eut l’apparition de la comète de Halley.
En 999, la fin du monde fut annoncée pour la veille du Nouvel An.
La fin du monde arriva avec la peste de 1346.
Elle arriva de nouveau en 1349. En 1365. 1371. 1396.
En 1516, le cinquième Concile de Latran du Vatican interdit sous peine de mort toutes les prédictions apocalyptiques.
Mais la conjonction des planètes dans la constellation des Poissons en 1517 donna lieu à la prédiction d’un nouveau déluge.
Le jeune prophète américain Jacob Zimmermann prédit que la fin du monde arriverait en 1674, et cette année là il emmena dans la forêt un groupe d’ermites qui appelait « The Society of Women in the Wilderness ». A Providence dans le Rhode Island, le poulet magique de Mary Bateman annonça la fin pour 1813.
John Wesleyn le fondateur du méthodisme, arriva à la conclusion que le « un temps et des temps et la moitié d’un temps » du chapitre XII, verset 14 de l’Apocalypse signifiait que la fin du monde aurait lieu en 1836.
En 1910, un groupe de trente et un adultes d’Oklahoma City sacrifia une petite fille de dix ans pour empêcher la fin du monde.
En 1938, avec la Guerre des mondes, on a entendu la fin du monde à la radio, en direct sur CBS.
La fin arriva en 1948 avec la création d’Israël.
Puis en 1954, selon Charles Manson.
La réapparition de l’Atlantide en 1968 modifia en profondeur les courants du Gulf Stream, entraînant des raz-de-marée dans le monde entier, puis des ouragans, puis des tremblements de terre, et puis la fin du monde, comme l’avait prédit Edgar Cayce.
Le 21 septembre 1982, la chaîne de télévision évangélique Trinity Broadcasting Network annula sa grille de programmes habituels pour diffuser pendant toute une journée des vidéos pédagogiques sur l’approche de l’Armageddon.
Et le 28 juillet 1992, le prophète coréen de seize ans Bang-Ik Ha prédit que « 50 millions dans des accidents de la route », « 50 millions mourront brûlés » et « 50 millions écrasés sous un effondrement d’immeubles » – suite à cette prophétie, 5000 personnes quittèrent leur travail en Corée du Sud, huit se suicidèrent, et une femme essaya d’avorter la veille de la date fatidique, craignant d’être trop lourde pour aller au Ciel.
Il n’était donc sans doute pas aberrant que l’été où on avait prédit une semblable destruction pour Las Vegas, 250 résidents aient signé une pétition pour faire imprimer un champignon atomique sur les plaques d’immatriculation.
A ce moment-là, un rapport de la RAND – le centre de recherches sur le terrorisme – intitulé
Les effets d’une attaque terroriste qualifia le stock régional de 1400 missiles de « cible privilégiée en cas de frappe nucléaire ».
Ces 250 résidents avaient peut-être déjà calculé que, dans l’éventualité d’une frappe sur cette réserve de missiles à 15 kilomètres du centre-ville de Las Vegas, l’explosion ne durerait qu’un millionième de seconde et qu’elle se propagerait comme une boule de feu à 1219 kilomètres heure dans un rayon de 15 kilomètres. Selon
Les Effets des armes nucléaires, une étude du département de la Défense menée en 1979, sa température serait « cinq fois plus élevée que celle du soleil ».
Ces 250 résidents avaient peut-être déjà présumé que si la température du soleil est, selon l’estimation donnée dans Les Effets des armes nucléaires, d’environ 14 millions de degrés Celsius, et si la température de combustion du corps humain est de 870 degrés Celsius, et si ce choc thermique les touchait, à 15 kilomètres du site de la détonation, approximativement en quatre millionièmes et demi de seconde, et si la sensibilité à la douleur dans le corps humain se propage à 100 mètres par seconde, et si tout ça est plus rapide que le temps qu’il faut pour monter en ascenseur ou à pied ou en imagination au-dessus des lumières de la ville – pour les regarder une dernière fois depuis la stratosphère -, il est plus que probable que dans le cas où se produirait une frappe nucléaire de ce stock d’armes, à quelques kilomètres de n’importe quel quidam de Las Vegas, les habitants se trouvant dans la trajectoire de cette explosion n’auraient littéralement conscience d’être détruits que seize centième de seconde plus tard. »

Voila. Nous sommes coincés. D’un côté, il y a ceux qui sont tellement convaincus de pouvoir observer la fin du monde déferlant sur les autres qu’on peut les voir s’impatienter, pronostiquant la date du show, espérant être encore là pour en profiter. Ceux-ci ont une revanche à prendre, et leur attitude vis à vis du monde n’est que le produit de leur rancœur. Ils maudissent dans leur coin un monde qui ne leur a pas donné la place qu’ils pensaient mériter, ils ruminent et fulminent de voir ce monde perdurer, peut-être au-delà de leur propre personne, qui sait. De l’autre, ceux qui sont convaincus que le pire est inéluctable, surfant sur une sorte de sagesse épicurienne qui voudrait qu’on soit indifférent vis à vis de la fin dès lors qu’il est avéré qu’on ne la vivra, ou qu’on n’aura pas le temps de s’en rendre compte. D’un côté comme de l’autre, plus que d’indifférence à sa propre fin, c’est d’une insensibilité totale à la disparition des autres qu’il s’agit. Epicure avait sans doute raison : on ne fera pas l’expérience de sa propre mort. On ne doit donc pas se laisser troubler par cette perspective. Mais, même d’un point de vue purement matérialiste, la mort des autres m’affecte, bien plus que la mienne finalement. Cette mort de ceux qui ne sont pas moi, puisque j’y survis, il faudra bien que la vive. Or, rien ne permet de penser qu’une annihilation totale de l’humanité aura lieu. Et tout permet de penser qu’en revanche, des temps difficiles devront être traversés. Certains demeureront, d’autres pas. Ce à quoi se prépare Yves Cochet, si on peut le résumer à cette vidéo, ce n’est pas à vivre dans un monde tandis que d’autres n’y vivraient plus. C’est à vivre dans un monde en l’absence des autres, un monde dans lequel d’autres, qui auraient pu y vivre, n’y vivront plus, ou y vivront mal, un monde dans lequel leur absence sera à ce point présente qu’on ne pourra pas ne pas la regarder dans les yeux. Se préparer matériellement à une telle possibilité ne signifie pas qu’on y soit prêt, spirituellement. Cette absence devra être vécue, avalée jusqu’au haut le cœur. Et rien ne dit qu’on puisse durablement, et humainement, vivre avec un tel arrière goût en bouche. N’œuvrer qu’en vue de sa survie, et ne rien faire pour que les autres, le plus massivement possible, survivent aussi, c’est contribuer par avance, non seulement à leur malheur, mais aussi au sien, ou à sa propre déchéance morale, ce qui revient au même. Et s’il s’avère que peu d’entre nous survivent, et que ces quelques uns sont précisément ceux qui auront fait preuve d’une telle indifférence, alors on pourra dire que, malgré la survie de quelques hominidés, c’est bel et bien ce qu’on appelle « humanité » qui aura péri.


Du côté des illustrations, la photo de « couverture » et la vue sur la Statue de la Liberté sont extraites de Avengers Endgame, réalisé par Anthony et Joe Russo en 2019.

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