Nicolas Princen, Ministre de l’Amour.

In "CE QUI SE PASSE", MIND STORM
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ingsoc_patch.jpgLes medias qui sont au courant de « ce qui se passe » (en d’autres termes, certainement pas la télé, mais par contre certainement les bons blogs (à savoir, ceux qui sont tout ce que celui ci n’est que trop peu : ultra réactifs, informés, précis, pertinents, ceux qui n’ont pas l’esprit d’escalier, ceux qui sont dotés de la visée nocturne et qui veillent jour et nuit sur les déplacements de lignes, les mouvements sur le territoire, pendant que tout le monde dort devant PPDA (par exemple : , ou , ou encore ou bien aussi))) en parlent depuis déjà quelques jours : l’Elysée a recruté un normalien pour scruter la manière dont on parle de Sarkozy sur le net. Nicolas Princen (puisque c’est le nom de cet oeil fureteur, dont la paye est récoltée grâce à nos propres cotisations (ben oui, bien que mis au service de l’aptitude de Nicolas Sarkozy à entendre les échos de ses propres agitations dans les consciences (?) françaises, ce sont néanmoins les français qui le payent (ce qui revient, quand même, à dire que finalement, nous payons un type pour nous écouter nous même… Et si c’est paradoxal, ça indique (encore une fois…) qu’il n’est pas impossible que ce président là ne soit pas tout à fait au service du pays qui l’a élu, mais que c’est le pays tout entier qui est mis, en s’en apercevant plus ou moins, à son service (et à celui de ses proches, qui sont sans doute les rares, en France, à croire encore qu’une élection puisse changer vraiment le cours des choses (et elle le change, le cours des choses, cette élection))) est donc celui qui lit par dessus votre épaule pendant que vous alimentez votre blog, vos forums préférés, avec ce que vous pensez de « ce qui se passe ».

Bon, de toutes façons, vu que notre fric, il part dans les poches de ceux qui bénéficient du paquet fiscal, c’est pas le salaire de ce Nicolas surnuméraire qui va changer grand chose. Par contre, ça s’inquiète à droite à gauche : étant donné qu’à l’Elysée, on a le procès facile, la simple annonce qu’un type, même s’il n’a pas la machoire prognate d’un ministre du travail, et même s’il a le cheveux soyeux, est payé pour surveiller ce qui se dit, modifie forcément ce qui se dit (ça, c’est le problème des observateurs de l’être humain, même quand ils sont bien intentionnés : l’humain a la sale habitude de changer de comportement dès l’instant où il sait que quelqu’un d’autre l’observe). On objectera que celui qui écrit un blog ou participe à un forum sans se douter qu’il va être lu a peu d’ambition, ou confond le net avec son journal intime. Mais l’objection ne tient qu’à moitié : quand il y a désaccord sur le net, il y a débat, réponse, invectives, émoticons furibards, mais au moins on s’explique. Là, Nicos nous regardent sans trop qu’on sache ce qu’on fera de cette récolte d’informations.

Est ce nouveau ?

ingsoc_propaganda.jpgNon, bien sûr que non. Nicolas ne sont pas les inventeurs des services de renseignements. Par contre, la personnification, ça c’est quelque chose de nouveau. Pour une fois, on sait qu’on est surveillés (mais ça, on s’en doutait plus ou moins déjà : sans être paranoïaque, toute personne qui écrit, qui aborde des questions politiques, et qui a une grosse audience, suscite forcément l’intérêt des gouvernants (sur le mode « Dis donc, Claude, ils sont chouettes tes speaches, tu voudrais pas m’en écrire deux trois avec les mots Jean Jaures, Mai 68, karcher, liquidation, pouvoir d’achat dedans ?« , ou bien sur le mode « Dis donc toi, on voit que tu balances pas mal sur nous, tu voudrais pas un peu te tirer, pauv’con ? » ou bien encore « Monsieur, à la lecture de votre blog, nous constatons que vous n’oeuvrez pas pour le mieux être de la France, vous ne semblez pas croire en la déesse Croissance, vous ne semblez pas prêt à lui faire des sacrifices, vous mettez en danger les intérêts économiques de ce pays. Aussi trouverez vous ci-joint un billet d’avion, aller simple pour une destination que vous n’avez pas de connaître, dans un pays qui n’a que faire du progrès, une nation oiseuse comme vous semblez les aimer. Le coût du trajet a déjà été débité de votre compte courant. Le reste appartient au pays qui vous a permis de gagner cet argent, et a été placé au compte de l’Etat, qui saura en faire bon usage pour les prestations sociales dont semblez (à la lecture de votre littérature) avoir à coeur de prendre la défense. Rendez vous à 7h30 au terminal B de l’aéroport Roissy Charles de Gaule. Si les douanes devaient constater votre absence, vous pourrez vous considérer comme sans clandestin et serez poursuivi, arrêté et condamné à ce titre, jusque dans les chiottes s’il le faut. Veuillez recevoir, Monsieur, l’assurance de nos regards scrutateurs. Votre dévoué ministère de l’identité nationale. ») C’est le principe même des renseignement généraux que de jeter un coup d’oeil aux mouvements des esprits, à ceux qui modèlent l’opinion dans un sens qui n’est pas celui que la nation est censée adopter. Ce qui est plus curieux, c’est l’abandon du bon vieux secret qui entourait ce genre de service. Là où on s’était habitués à l’ambiance un peu sombre des bars enfumés, lieux de rencontre des indics et des balances de tout poil (si vous écoutez les Rendez vous avec Monsieur X, sur France Inter, vous cernez ce que j’essaie de signifier), on nous fait maintenant un communiqué quasi officiel, avec la photo de la nouvelle recrue, pour nous informer que des nouvelles grandes oreilles nous écoutent, que l’oeil de Nico est bien installé, derrière son écran géant, et manie souris et clavier pour traquer la moindre parcelle de blog dont « Sarkozy » serait un des mots clé.

Telescreen.pngQu’est ce que ça signifie ?

Qu’on n’en a pas fini avec la scenarisation politique de nos petites vies quotidiennes. Ce Nicolas Princen est bien sûr un pur personnage, casté pour être d’emblée la tête à claques préférée des internautes. Il va nous occuper un moment, on pensera à lui dès qu’on touchera un cheveu de Carla dans nos rêves blogofiés, et sur ce point, la présidence aura au moins réussi un coup : on n’écrira plus jamais tout à fait de la même manière puisqu’on le fera avec l’immédiate conscience que le pouvoir lit en loucedé ce qu’on tapote. Et le visage poupon du ptit Nicolas (ah mince, l’expression est confuse, va falloir dire un truc du genre « le tres ptit Nicolas ») est a l’air suffisamment innocent pour qu’on n’imagine pas trop la machine à procès qui se tient derrière lui. Les habitants de Levalois-Peret savent bien, eux, ce que ça signifie, d’avoir des regards braqués sur le moindre post. Quelqu’un comme Denis Robert sait bien, lui aussi, ce que ça veut dire d’avoir des yeux puissants scrutant la moindre ligne avant même qu’elle soit publiée.

Ca signifie aussi qu’on n’est jamais assez prudent. Orwell avait deviné dès 1948 que la surveillance se généraliserait au coeur même des foyers, dans les sphères les plus intimes de nos existences. Ce qu’il n’avait pas vu, par contre, c’est que nous installerions nous mêmes dans le salon les télécrans qui allaient nous trahir. Car après tout, qu’est ce qu’un télécran (et non non, les 70ers, il ne s’agit pas là de votre super jouet qui traçait des dessins géométriques et néanmoins tordus sur un écran sous lequel se déplacait une espèce de stylet, grâce à deux boutons rotatifs qui vous ont appris, par percepts interposés, les joies des abcisses et des ordonnées) ? Deux choses :
1 – Un systême d’information, qui enregistre et film chez l’habitant ses conversations, ses soirées télé, les mots qu’il prononce pendant son sommeil ou au moment de l’orgasme, quand il s’oublie.
2 – Un dispositif qui rappelle à la population qu’elle est surveillée. Si ça se trouve, derrière la plaque vissée dans le mur, il n’y a rien, comme ces boites métalliques situées sur le bord des autoroutes suisses, bien visibles, et dont on ne sait jamais si elles contiennent, ou pas, un radar. L’important, ce n’est pas tant d’être écouté, ou lu, mais de croire qu’on l’est. Foucault a bien montré ça quand il a analysé le principe du panopticon, mis en oeuvre dans les grandes institutions de la surveillance que sont, entre autres, les prisons : on ne contrôle pas le prisonnier en le surveillant. On le contrôle en le persuadant qu’il est surveillé, livré au regard inquisiteur de celui qui a le pouvoir.

Nicolas Princen est donc moins Big Brother lui même que ce judas implanté à l’envers dans nos portes d’entrée, et dont il s’agit de persuader tout le monde qu’il cache un oeil intéressé. Comme beaucoup de choses dans cette politique, ce petit Nicolas me semble bien être une fiction de plus, un leurre qui va fonctionner d’autant mieux que les internautes vont eux même construire sa propre légende et l’agréger à la mythologie globale qui nous sert de nouvelle religion politique. A bien y regarder, le buzz autour du personnage est entretenu par ceux qui le haïssent, mais qui se faisant, le font exister aussi. C’est intéressant à voir fonctionner, mais ça témoigne de l’habileté avec laquelle on oriente nos intérêts, nos sentiments, nos inquiétudes, loin des centres de gravité véritables de « ce qui se passe ».

Une dernière indication : dans 1984, on met assez longtemps à comprendre pourquoi une telle surveillance est mise en place, et pourquoi on torture les dissidents politiques. Winson lui même, pendant toute sa détention, se demande ce qu’on attend de lui quand il a dénoncé tout le monde, quand il a tout avoué, quand il a abdiqué toute dignité et quand il a voué soumission et obéissance à Big Brother. Pourtant, le simple fait qu’on rééduque ces dissidents dans les sous sols du ministère de l’amour nous indique assez clairement de quoi il retourne.
Big Brother ne veut pas l’obéissance, il a même besoin de la rebellion pour asseoir son pouvoir en faisant des exemples; les émeutes et les guerres génèrent son pouvoir. Big Brother ne veut pas faire souffrir, il n’est pas sadique, parce que ça supposerait de reconnaître le peuple comme un être au sens plein du terme, et qu’il est au dessus de ce type de relation.
Big Brother ne veut qu’une chose : qu’on l’aime inconditionnellement.

Nous avons voulu élire un grand frère qui allait bien s’occuper de nous, un gars qui nous protègerait contre les autres grands, qui aurait de la gueule, qui roulerait un peu des mécaniques, qui nous rassurerait. Ce grand frère, on l’a, et on lui a promis notre amour en échange de sa protection. Il ne faut pas forcément s’étonner de voir aujourd’hui mises en place les mesures de contrôle de notre part du contrat.

 

Pour la route, et pour mémoire, quelques lignes extraites du tout début de 1984, de George Orwell. On trouve déjà là les principes essentiels de la société de contrôle, et on voit que, déjà, Orwell a deviné quelques uns des principes de nos démocraties marchés : la personnification du pouvoir dans une entité à laquelle on attribue des qualités qui relèvent en fait du mythe.

Et on comprend mieux ce que ça voulait dire « liquider les valeurs de mai 68 : Mettons fin aux utopies; bienvenue en dystopie !

affiche_1984_1984_1.jpg« À chaque palier, sur une affiche collée au mur, face à la cage de l’ascenseur, l’énorme visage vous fixait du regard. C’était un de ces portraits arrangés de telle sorte que les yeux semblent suivre celui qui passe. Une légende, sous le portrait, disait : BIG BROTHER VOUS REGARDE.

À l’intérieur de l’appartement de Winston, une voix sucrée faisait entendre une série de nombres qui avaient trait à la production de la fonte. La voix provenait d’une plaque de métal oblongue, miroir terne encastré dans le mur de droite. Winston tourna un bouton et la voix diminua de volume, mais les mots étaient encore distincts. Le son de l’appareil (du télécran, comme on disait) pouvait être assourdi, mais il n’y avait aucun moyen de l’éteindre complètement. Winston se dirigea vers la fenêtre. Il était de stature frêle, plutôt petite, et sa maigreur était soulignée par la combinaison bleue, uniforme du Parti. Il avait les cheveux très blonds, le visage naturellement sanguin, la peau durcie par le savon grossier, les lames de rasoir émoussées et le froid de l’hiver qui venait de prendre fin.

Au-dehors, même à travers le carreau de la fenêtre fermée, le monde paraissait froid. Dans la rue, de petits remous de vent faisaient tourner en spirale la poussière et le papier déchiré. Bien que le soleil brillât et que le ciel fût d’un bleu dur, tout semblait décoloré, hormis les affiches collées partout. De tous les carrefours importants, le visage à la moustache noire vous fixait du regard. Il y en avait un sur le mur d’en face. BIG BROTHER VOUS REGARDE, répétait la légende, tandis que le regard des yeux noirs pénétrait les yeux de Winston. Au niveau de la rue, une autre affiche, dont un angle était déchiré, battait par à-coups dans le vent, couvrant et découvrant alternativement un seul mot : ANGSOC. Au loin, un hélicoptère glissa entre les toits, plana un moment, telle une mouche bleue, puis repartit comme une flèche, dans un vol courbe. C’était la patrouille qui venait mettre le nez aux fenêtres des gens. Mais les patrouilles n’avaient pas d’importance. Seule comptait la Police de la Pensée.

Derrière Winston, la voix du télécran continuait à débiter des renseignements sur la fonte et sur le dépassement des prévisions pour le neuvième plan triennal. Le télécran recevait et transmettait simultanément. Il captait tous les sons émis par Winston au-dessus d’un chuchotement très bas. De plus, tant que Winston demeurait dans le champ de vision de la plaque de métal, il pouvait être vu aussi bien qu’entendu. Naturellement, il n’y avait pas moyen de savoir si, à un moment donné, on était surveillé. Combien de fois, et suivant quel plan, la Police de la Pensée se branchait-elle sur une ligne individuelle quelconque, personne ne pouvait le savoir. On pouvait même imaginer qu’elle surveillait tout le monde, constamment. Mais de toute façon, elle pouvait mettre une prise sur votre ligne chaque fois qu’elle le désirait. On devait vivre, on vivait, car l’habitude devient instinct, en admettant que tout son émis était entendu et que, sauf dans l’obscurité, tout mouvement était perçu.

Winston restait le dos tourné au télécran. Bien qu’un dos, il le savait, pût être révélateur, c’était plus prudent. A un kilomètre, le ministère de la Vérité, où il travaillait, s’élevait vaste et blanc au dessus du paysage sinistre. »

Source : Orwell (George), 1984, trad. par Amélie Audiberti, Paris, Gallimard, « Folio », 1972.

Du ministère de la vérité, nous en reparlerons prochainement : se multiplient les formules politiques aussi paradoxales que « La guerre c’est la paix – La liberté c’est l’esclavage – L’ignorance c’est la force ». Et là encore, sans paranoïa excessive, c’est quand même intéressant.

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