Symbihôtes

In "J'avance masqué", HYBRID, MIND STORM
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« Au temps jadis, notre nature n’était pas la même qu’aujourd’hui, mais elle était d’un genre différent. »

OdysseyMais ce temps est révolu et comme souvenir, on n’a guère que quelques mythes tentant de nous faire toucher du doigt ce dont nous serions censés être nostalgiques. Le seul indice est le manque, le sentiment que quelque chose en nous demeure pour de bon insatisfait, et que ce manque vient de loin, si loin qu’on ne saurait désigner exactement ce qui pourrait venir le rassasier. Ca peut s’appeler nostalgie. Certains se lancent et appellent ça « manque d’amour ». Comme si l’amour n’était pas lui-même un manque définitif, une soif qui s’entretient elle-même à la mesure même où elle s’étanche. Tonneau des Danaïdes, corne d’abondance inversée, l’amour est un de ces moteurs qui nous animent et qui ne fait que caler quand il croit son manque satisfait.

Ainsi sommes-nous en mouvement, courant comme des canards décapités à la recherche d’une part manquante dont nous n’avons aucun portrait, ne sachant même pas quelle créature originelle on serait censé reconstituer. Un dieu cinglé s’est rendu au rayon puzzle, a ouvert toutes les boites, en a semé un peu partout les pièces, les a bien mélangées et a brûlé les modèles des images à reconstituer, dont personne n’a désormais le souvenir. Les pièces doivent bien appartenir à un paysage plutôt qu’à un autre, elles doivent bien s’emboiter avec une autre pièces. Sans doute, mais laquelle ?

Bienvenue dans un monde où 6.5 milliards de pièces sont toutes à la recherche de celle avec laquelle elle peut former un assemblage sensé, monde dont la démographie galopante rend chaque jour un peu plus incertaine la rencontre reconstituant l’unité perdue.

Alors on court en tous sens, on se fait voir, on hésite, on fait des tentatives, on pleure pas mal, on s’envoie en l’air aussi, on boit pour oublier, on se heurte, on se frotte, on se cogne dessus, on se caresse parfois, on tente de s’associer avec soi-même ou avec le premier venu quand le manque se fait ressentir de manière un peu trop forte.

OdysseyAu dessus de cette foule grouillant, de ces électrons libres orbitant à grande vitesse les uns autour des autres, formant des systèmes planétaires instables, des masses de matière en état critique, prête à exploser en plein vol nuptial, au dessus du marasme de l’expression des grandes passions transformées en petites manies, au dessus des flaques hormonales et des larmes de la solitude se dressent, droit sur leurs trajectoires rectilignes, ceux qui sont mûs par leur propre mouvement, ceux qui ne sont plus en orbite autour de satellites eux mêmes en quête d’une étoile pour les illuminer. Tels des silver-sufers arrachés à leur sol natal par les lois d’un univers contre lequel ils ne peuvent se dresser, ils tracent leur route, dessinent leur propre ligne de tir, mûs par une force intérieure qui se détache d’un désir de fusion qu’ils savent de toute façon définitivement insatisfait.

Se sont ils résolus à la solitude ? Ils s’y sont fait, en tous cas. Et plutôt que la subir, ils la mangent, ils en font leur carburant. Personne ne leur tourne autour : leur vitesse de déplacement les décale nécessairement de tous ceux qui ne sont qu’orbitaires. Les lois de la relativité les rendent invisibles à ceux qui demeurent en rotation, répétant pour l’éternité les mêmes cycles, on sait jamais, ça finira peut être par marcher. A leurs côtés, de larges espaces dont les esprits étroits diront qu’ils sont vides. Les autres diront qu’ils sont libres, ouverts à d’autres trajectoires, qui leur seraient non plus concentriques, mais parallèles, ou asymptotes. Quelques particules élémentaires tentent parfois une approche. La force d’attraction rend leur crash inévitable, elles disparaissent corps et bien sur ces surfaces à grande vitesse, n’y laissant tout au plus que quelques cratères cicatrices, qui sont autant de témoignages de l’impossibilité d’échapper à la gravitation de ces corps, de la nécessité mécanique de l’autocombustion quand l’échauffement dû à l’entrée dans leur atmonsphère devient trop important, de l’impuissance à échapper à leur force d’attraction quand, dans un dernier reflexe de survie, on tente de prendre une impossible tangente pour retrouver des cieux plus paisibles.

Mais les trajectoires parallèles sont bien là, possibles, ouvertes. Aussi, celui qui trace sa propre route dans cet univers, celui qui vise son propre point de fuite peut soudainement s’apercevoir qu’à son côté surfe un autre projectile, un autre bolide lancé non pas à sa poursuite, mais sur sa propre trajectoire, consommant son propre propergol et ayant en soute de quoi continuer sur sa lancée jusqu’à son propre épuisement. Ne faisant même pas une pause, n’esquissant même pas une manoeuvre de contournement pour jauger l’autre, ils se reconnaîtront sans recourir aux check-lists habituelles, et traceront de concert des paraboles tendant à leur propre fin, à l’infini.

Ceux d’en bas, mouches auxquelles on a arraché les ailes, ne se considérant que comme moitiés amputées, ne voient dans le passage de ces symbiotes que des comètes trop aveuglantes pour qu’on en perçoive la nature gémellaire, qui en fait des petites trinités dont chaque élément de base est le booster d’un météore synthétique, qui n’existe en tant que tel que tant que les impulsions demeurent autonomes, et pourtant jumelées dans un attelage commun, sans cocher.

En illustration, le tres court métrage utilisé comme spot publicitaire par la marque Levis, intitulé ‘Odyssey’. Ceux qui veulent saisir comment notre temps, théoriquement post-moderne, redessine le mythe antique des androgynes auront là une image plausible, en somme un nouveau mythe : un homme dans un bâtiment trace sa trajectoire en traversant les murs. Aucune autre détermination n’infléchit son déplacement et si les murs sont des obstacles, il sait comment les franchir. On sent l’effort mais on voit qu’il le maîtrise, c’est pour lui son travail, autant dire son rapport spécifique au monde (et voila une définition peut être pas si mauvaise que ça du mot « travail », d’ailleurs : c’est un rapport spécifique au monde, qui implique un effort maîtrisé). Soudainement, alors qu’il est en vitesse de croisière apparaît à son côté une partenaire dont il ne perçoit tout d’abord pas la présence, pas plus qu’elle ne semble se préoccuper de sa présence parallèle. Ils traversent ensemble les murs, pour la simple raison que c’est là leur manière d’être au monde. Une simple phase de reprise de respiration leur permettra de simplement se jeter un coup d’oeil, sans même avoir besoin d’en dire plus : ils se sont reconnus, ils sont porteurs du même carburant, ils sont asymptotes, ils sont lancés sur des courbes tendant l’une vers l’autre à l’infini. Plus tard, ça sera inutile de leur demander quand ils se sont rencontrés, ils pourront tout aussi bien répondre « jamais » ou « toujours », les choses, à leur niveau, ne se décriront pas en ces termes là. D’une manière ils ont toujours été sur des vecteurs si proches, et pourtant, s’ils courent ainsi en parallèle, aucun des deux ne cède sa ligne de fuite pour s’installer sur celle de l’autre. Ils acquièrent simplement, par leur énergie conjuguée leur vitesse de libération respective, celle qui les arrache à la gravité humaine pour les faire plonger, en particules indéterminées, tels des photons ayant l’aptitude de se matérialiser statistiquement en plusieurs points différents de l’univers simultanément, vers un univers libre, commun.

Et maintenant, il semble tout à fait indiqué d’aller jeter un coup d’oeil à ce que Platon nous dit de cette tension que nous éprouvons parfois envers les autres, dans ce dialogue qu’il a entièrement consacré à l’amour et qui porte pour titre Le Banquet, titre que nos voisins anglais, moins branchés victuailles, ont traduit par la simple déclinaison actuelle du titre grec originel : Symposium. En d’autres termes, ceux qui liront ce dialogue seront confrontés à des convives qui, tout en parlant d’amour, finalement, le font. Et le discours final, celui d’une prophétesse et philosophe appelée Diotime, apprenant à Socrate ce qu’est l’amour, fait diablement penser à ces deux êtres, posés dans un même monde sur des trajectoires jumelles, constituant à eux deux une supernova apte à éclairer ce que chacun d’eux, en tant qu’astre autonome, n’aurait pu arracher aux ténèbres.

Et pourquoi ce mix de Ray Charles et Radiohead, dont l’entremetteur est un Dj dont le pseudonyme est OverDub ? Simplement parce que de la même manière que deux êtres, lancés tels des humains canons sur leur propre trajectoire, peuvent s’accélérer mutuellement et devenir à eux deux un engin hybride, un couplage à potentiel élevé, des morceaux, eux mêmes propulsés sur leur propre lancée, autonomes, peuvent se croiser et former un tout encore plus puissant. En quelque sorte, on pourrait dire que l’amour, c’est cette rencontre qui est à l’exacte intersection du virtuel et de l’impossible.

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