Le blogueur en personne

In MIND STORM, PAGES, PROTEIFORM
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Lu dans le journal de Bruce Bégout (dont je ne saurais dire à quel point il faut le lire) :

« Le blog n’est pas un journal. Ce qui est écrit n’est pas pour soi, mais, rendu aussitôt public, pour les autres, si minimes soient-ils à venir visiter la page électronique. Cette présence des autres gâte tout, gauchit déjà le projet d’une auto-expression. Le blog, avec son côté m’as-tu-lu, ne montre pas une singularité en acte, il démontre une particularité. Tout y est démonstratif, affreusement démonstratif, mes goûts, mes lectures, mes pensées, mes inimités, mes joies. La pratique nouvelle du blog me fait le même effet que l’apparition de la photographie faisait à Baudelaire : un trivial besoin d’auto-exhibition. » (Pensées privées – 28 Juillet 2002)

Il est toujours bon de se voir brosser dans le sens inverse du poil par un auteur qu’on estime. La lecture et le dialogue ne servent peut être même qu’à cela : se faire remettre les idées en place. Si on ne lisait que pour conforter l’agencement actuel de nos idées, à quoi bon lire ? Comme le disait Kafka, ces livres là, finalement, on pourrait les écrire soi-même.

BigBrotha3A plusieurs reprises, dans son journal, Bégout revient sur le cas particulier du blog, pour systématiquement le condamner en tant que forme subjective, trop subjective d’expression, comme si tout blog était l’expression d’un narcissisme inquiet lançant sur l’océan de la toile des signaux lumineux et scrutant l’horizon pour guetter un éventuel signe de reconnaissance. Je ne suis pas sûr qu’il faille à tout prix condamner la quête de l’autre, y compris de sa reconnaissance (après tout, il n’est peut être pas forcément mauvais d’oser reconnaître qu’on ne se construit pas seul et qu’on a besoin du regard reconnaissant d’un autre pour pouvoir se construire soi-même), mais dans un univers qui a fait de cette reconnaissance un combat, et qui ne la conditionne à aucune exigence personnelle particulière (il faudrait être reconnu pour soi même, tel que l’on est déjà, sans faire soi même l’effort du mouvement vers ce regard qu’on sollicite), il est bon que des écrits nous ramènent un peu vers une conception moins insulaire du moi, et qu’on nettoie un peu notre petite personne particulière de ses particularismes locaux qu’on croit essentiels, et qui s’avèrent en fait tout au plus pittoresques, suscitant chez les autres l’intérêt que le touriste a pour le folklore local, dont on a sans doute compris, à force, qu’il empêche précisément toute véritable rencontre (d’ailleurs, sur ce point, je ne peux que conseiller la lecture des premières publications de Bruce Bégout, entre autres son Eblouissement du bord des routes, qui sont précisément des expériences de voyage sans aucune trace de tourisme ou de quête du particularisme typique, au contraire : son regard qu’on pourrait dire « premier », sans ajouts subjectifs, sans considération sur sa petite personne permet à son écriture d’être un véritable médiateur entre le lecteur et les territoires dont on ne peut même pas dire qu’il les explore, mais plutôt qu’il les habite).

Faut-il dès lors abandonner le format « blog » ? Ce serait peut être solder un peu vite les ambitions qu’on pourrait avoir pour le « moi ». Tout d’abord, l’exposer peut tout aussi bien être un moyen de le conforter dans ce qu’il est que de le contraindre à se nettoyer de tout le bordel dont il est d’habitude porteur, comme on avait jadis chez soi des pièces de réception qui étaient quasiment un espace public, dans lequel n’apparaissaient pas les détails du privé. En exposant celui qui écrit, le blog contraint théoriquement celui qui écrit à mettre ses habits de réception, s’habiller un minimum, et ne pas paraître dans son plus simple appareil, (j’écris cela en étant parfaitement conscient que néanmoins, ce niveau d’exigence n’est pas ici atteint : j’ai l’impression d’apparaître trop souvent mal rasé, pas peigné, les fringues pas repassées, bref, comme si au lieu d’accueillir vraiment le lecteur, c’était lui qui me surprenait au saut du lit, comme si il était au bord d’être accusé d’être entré par effraction) et on sait bien que trop souvent, le principe du blog (et plus encore de tout cet artefact du « je », qui n’est en fait qu’une surexposition du moi (qui me fait assez penser, mais c’est le cas d’une majeure partie du cadre de nos vies actuelles, finalement, à un passage d’une pièce de Calaferte, dans lequel les personnages sont sur scène, habillés de noir, dans des vêtements amples, comme des capes, et se déplacent lentement, leurs bras battant l’air comme des ailes de rapaces, en répétant simplement, dans des intensités variables, « Moâââââââ, Mooooooooooââââââââ, MOOOOOOOOÂÂÂÂÂÂ !!! », d’une manière de plus en plus menaçante et autoritaire) est justement de laisser la porte dévérouillée, en espérant que quelqu’un entre et fouille partout.

Mais l’évidence est que cette tentation doit être combattue et qu’elle peut l’être: si on laisse ainsi quiconque, le premier venu, le surfeur lambda, entrer, ouvrir les tiroirs, fouiller dans l’agenda, flairer les sous vêtements, faire la liste des médicaments consommés, des livres lus, des musiques écoutées, si on le laisse même aller au delà de ce qui pourrait n’être qu’une mise en scène (d’ailleurs, c’en est une : quand on laisse son appart ouvert à tous les vents inquisiteurs, on le met en désordre exprès pour cela), on incite au viol, et on se réduit soi même à l’objet consommable qu’on devient peu à peu. On affirme surtout, de manière conforme à l’idéologie ambiante, qu’on est soi même quand on se laisse aller à la spontanéité, qu’on se doit de demeurer imperturbablement « naturel », et qu’il est nécessaire d’imposer son « soi » aux autres en le faisant entrer dans la vaste campagne de guerre des uns contre les autres que sont devenues nos vies.

BigBrotha6Cependant, même si nombre de blogs témoignent de cet inquiet besoin devenu vital d’être offert à la pulsion scopique des autres, gratuitement, c’est moins dû au format lui même qu’à la conception actuelle que nous avons du moi. Le livre pourrait tout à fait être condamné pour les mêmes raisons, et sur ce point, je crains, quand même, qu’une des raisons qui, à qualité d’écriture égale, pourrait faire préférer le livre au blog par son auteur c’est, avouons le, que le blog est gratuit, libre d’accès, accessible à tous, friqués ou pas, habitués ou pas aux rayons des librairies et des bibliothèques, et qu’il constitue dès lors un piège efficace, qui attrape par ci par là quelque proie, venue chercher autre chose, et cueillant finalement quelques fruits imprévus. Moins qu’un lieu d’exposition de soi, le blog peut alors devenir un lieu de passage impersonnel, même si l’évidence est que le piège a été tendu par quelqu’un. Mais l’important alors est moins de savoir qui il est (d’ailleurs, en l’occurrence, à part quelques initiés, les quelques dizaines de passants quotidiens ne savent pas de qui il s’agit, et jusque là il semble bien qu’ils s’en foutent royalement (et ils font bien, parce que de toutes façons ils n’en sauraient pas davantage)) que de simplement se contenter du fait que l’initiative a été prise de placer quelque part sur le réseau ce noeud de confluences, qui est effectivement orchestré par quelqu’un dont on peut se contenter de savoir que c’est un humain (en tout cas il lui semble qu’il en est un), et qu’il transmet. Rien de plus.

D’ailleurs, sur ce point, le livre est en même temps plus insidieux et plus intéressant. Insidieux, car derrière l’apparence d’une prise de recul parfois extrême, on sait bien qu’il y a un auteur, et on sait bien qui il est. Et, même si je ne soupçonne pas du tout Bégout de frayer dans cette voie, on peut tout à fait supposer que quand un universitaire publie des livres, ceux ci deviennent, qu’il le veuille ou non, des signaux qu’il envoie envers ses pairs, qui le placent sur un échiquier dont on sait qu’il est, en France comme dans nombre de pays (mais en France, tout de même, particulièrement), le théâtre d’opération de guerre qui n’a rien à envier en matière de violence aux pires mesquineries de la promotion médiatisées du moi, telles qu’on peut les regarder sur virgin tv, dans l’émission Next. A l’université aussi, on peut se faire « nexter », et les techniques de séduction, de soumission, les courbettes sont légion, et là aussi, il faut bien se placer, en utilisant ses écrits pour manifester cette position, viser juste, négocier correctement le créneau sur lequel on a misé. Ainsi, le livre de Bruce Bégout peut tout à fait être envisagé comme une magnifique porte ouverte sur un regard qu’on pourrait qualifier de pur (l’auteur parlerait plutôt de « premier ») sur le monde, il est une possibilité d’une introduction vraiment passionnante à Husserl, il est une passerelle vers des auteurs qui sont ainsi mis dans une perspective, qui n’est rien d’autre que le regard de Bégout lui même, sa manière d’agencer une bibliothèque, d’y choisir ses occupants, et de les mettre en relation. Il pourrait être, aussi, envisagé comme un signal lumineux adressé à ses pairs, le positionnant sur le terrain « intellectuel », permettant de le repérer, le plaçant dans le casting de cette vie intellectuelle dont on sait qu’elle est, elle même, médiatique. Je ne crois rien de cette seconde hypothèse (en même temps, je n’en sais rien, je ne connais pas cet homme, et je m’en tiens à ce dont j’ai envie qu’il soit, parce que jusque là, je ne flaire pas chez lui ces signes qui ne me trompent pas chez d’autres, les collaborations trop multiples pour être honnêtes, les poses photographiques trop étudiées, les prises de position relevant de l’actualité relevant d’une science consommée de la balistique médiatique, la coupe de cheveux de l’intellectuel d’opérette, le phrasé sentencieux, le sourire en coin, la chemise grande ouverte (et non, ça ne vise pas que le séminal (pour tout ce petit monde), BHL). Je place Bégout sur un autre terrain, qui me semble de loin plus honnête, plus droit, plus autonome aussi, et même si je ne connais pas sa petite personne (et on a peut être peu à peu compris que, justement, ne pas connaître la petite personne est une condition nécessaire à la rencontre, fut ce par livre interposé), je peux au moins m’appuyer sur sa lecture, qui précisément désigne le « je » d’une manière telle qu’on peut imaginer de la part de cet auteur une position « digne » face à la reconnaissance médiatique, et aux placements de soi sur le terrain universitaire). Je ne crois rien de cette seconde hypothèse, disais-je, mais simultanément, je ne crois pas que publier un livre permettre d’échapper au regard inquisiteur par dessus l’épaule. Le livre est acheté (et je n’imagine pas qu’on puisse écrire en laissant cela de côté, j’ai beau retourner le livre dans tous les sens, je ne vois pas de message indiquant qu’on peut le photocopier, le scanner pour le distribuer gratuitement, (et ce n’est pas une utopie : Hakim Bey le fait bien, lui (on me dira que l’ambition philosophique n’est pas la même (et je serais tenté de répondre simplement « oui, et alors ? »))), il est lu, et l’auteur est nécessairement confronté, même si c’est de manière floue, aux échos de son écrit, à ce qu’on en dit, à ce qu’on en pense, à l’effet que ça a sur la vie de la pensée des autres. Or je ne suis pas sûr que ce soit si mauvais que cela : finalement, si je lis ce journal, c’est bien parce que c’est Bruce Bégout qui l’a écrit, et pas quelqu’un d’autre. Autant je suis partant pour n’importe quel voyage aux USA couché sur le papier par sa main, autant la perspective d’effectuer la même expérience par l’intermédiaire d’un american vertigo me plonge a priori, par avance, dans un ennui mental qui me fait renoncer à ouvrir le témoignage ampoulé de BHL sur le même territoire. Dès lors, je ne suis pas sûr qu’il faille à ce point là nettoyer le moi, parce qu’en dernier ressort, le livre demeure un acte signé, et qu’il importe tout de même un peu de savoir qui le signe, étant entendu que finalement, une information importante est la valeur que l’auteur donne lui même à la reconnaissance de sa petite personne, et la manière dont il dépasse cela pour proposer un véritable « je ».

Toujours est il que Bégout a raison sur un point : la conscience d’être lu est un trouble fréquent. Mais il n’est pas sûr qu’il provoque nécessairement l’exhibitionnisme. Il peut tout autant avoir pour conséquence la paralysie de l’écriture, parce que le propos devient secondaire et qu’on s’inquiète parfois surtout du regard sur ce qui sera écrit, avant même d’avoir la moindre idée de ce dont il s’agira. La lecture de Bégout remet les idées en place précisément parce qu’il place l’écriture au centre, et que c’est elle qui doit être dévoilée, et non celui qui en est l’agent. Il n’est pas certain que le support change grand chose dans le processus, même s’il est manifestement plus à l’aise dans le format « livre » que dans le rouleau du blog. Et si sa lecture pourrait provoquer la cessation de toute activité de publication ici même, curieusement, elle me fait plutôt l’effet exactement inverse, et suscite l’envie de nettoyer davantage, sans pour autant cesser d’écrire. La publication, c’est juste le moment où on lâche prise, où s’échappe quelque chose qui devient nécessairement, alors, impersonnel, appartenant de fait à un espace d’autant plus public, commun, qu’il n’y a pas de véritable acte de propriété, que n’importe qui peut s’en saisir, pour ce que c’est, et non pas pour l’auteur qui n’en est finalement que la plate forme de lancement.

D’ailleurs, j’ai souvenir que le blog qui m’a fait découvrir le principe de ce journal publié au fur et à mesure de son écriture fut celui d’un jeune homme pseudonommé « Salam Pax », qui écrivait quasi quotidiennement sur la guerre d’Irak, depuis Bagdad, avec un regard qui, s’il était personnel, n’était néanmoins pas centré sur l’auteur, qui pourtant constituait comme un point focal, une distance sur laquelle on pouvait régler notre propre regard en le lisant, un transmetteur. Et c’est sans doute cela qui fait d’un blog (mais c’est le cas pour tout support, finalement) autre chose qu’une foire internationale du moi, et constitue son auteur en point de fuite, qui s’échappe à lui même, à ses propres goûts, à ses a priori, à son personnage, à son identité qui importe finalement peu, du moment que des perspectives s’ouvrent. Ainsi peut se concrétiser, grâce à cette opportunité d’une puissance sidérante qu’offre la mise en réseau (qui n’est pas tout à fait assimilable à une publication), non pas un « je » en recherche de valorisation (et ce même si bien sûr, c’est une tentation permanente, et qu’il est possible d’y céder sans forcément devoir passer à confesse), mais un « nous », qu’il faudrait lire en son sens grec (qu’on écrira plutôt « noos »). Mais j’y reviendrai : j’ai en stock un article sur le « noos » au sens d’Esprit, une sorte d’au-delà du logos, qui parlera entre autres des grecs, mais aussi de Teilhard de Chardin et de ses intuitions géniales sur la toile, et la noosphère.

On y reviendra.

6 Comments

  1. Je suis content que les mises en garde de cet homme, Bruce Bégout, que je ne connais pas, mais dont tu m’as donné envie d’aller voir à l’avenir ses ouvrages, ne t’aient pas décidé à interrompre tes publications sur ce blog.

    Parce qu’il m’a toujours semblé en effet que cette forme d’expression pouvait ne pas se résumer exclusivement à une affaire narcissique d’exhibition outrancière de sa personne et de sa seule subjectivité, tant que des voies d’accès à des perspectives totalement autres restent ouvertes ou de mise. Et c’est là d’ailleurs peut être la seule voie pour atteindre un véritable « je », lorsque le regard cesse de se porter vers lui-même et tente, dans l’effort, de s’arracher à son insularité pour importer et déchiffrer des problèmes complètement nouveaux.

    Teilhard de Chardin, c’est encore un auteur que tu m’as, il y a quelques temps, donné envie de lire, et c’est depuis tout récemment que j’ai commencé la lecture de La place de l’homme dans la Nature, je le terminerai bientôt, il me tarde ton prochain « post » 😉

  2. Enfin, « pour importer et déchiffrer des problèmes complètement nouveaux », je veux dire du moins arriver à se décentrer suffisamment de soi-même pour s’attaquer à des choses nouvelles, ce qui peut amener à emprunter des chemins que nous ne soupçonnions pas jusqu’alors…

    Mais j’balance, j’dis des trucs, et au final, j’en sais fichtre rien, moi ! je ferai bien mieux de la boucler (et de mûrir un peu ce que j’ai l’intention de dire avant de le dire). Donc méfiance avec tous les commentaires de lulu, ils sont particulièrement douteux 🙂

    biz.

  3. C’est sûr en plus que si, sur les conseils (pernicieux) du jkrsb, le lulu se met à lire Teilhard de Chardin, il va avoir du mal à s’orienter…

  4. Mais non, mais non 🙂 (puis, de toute manière, si jamais la lecture de cet auteur devait finir par me perdre définitivement, il est déjà trop tard !…)

  5. Haha !!!

    alors précisément, voila ce que c’est que d’écrire en sentant le lecteur penché sur son épaule, parce que justement, en écrivant « Teilhard de Chardin », j’ai imaginé l’effet que ce nom allait pouvoir avoir.

    Mais bon, on peut évoquer des logiques sans y adhérer, et en l’occurence, il me semble que la manière dont certains pensent le net est la digne héritière de ses visions sur la noosphère. Mais bon, à vrai dire, il faut que je mette encore ça au clair, et que je lise deux trois autres choses avant de pouvoir en parler plus clairement. Le pire n’est donc pas encore arrivé ! 🙂

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