La production industrielle aliénée fait la pluie. La révolution fait le beau temps.

In "CE QUI SE PASSE", CHOSES VUES, MIND STORM, PROPAGANDA
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Batifolant presque au hasard dans les écrits de Debord, télévision tournant un peu à vide sur une chaine d’informations continues (à vrai dire, l’appellation est tout à fait usurpée, s’agissant d’une chaine française : la désinformation y est monnaie courante, et le spectacle y est permanent), soudain, une collision accidentelle produit un effet de sidération qui me laisse un bon moment en arrêt, le regard alternant entre écrans, pc d’un côté, télé de l’autre. Sur Itv, on relaye le dernier clip publicitaire de Greenpeace, sur mon écran, un texte s’affiche, La Terre Malade, de Guy Debord, daté de 1971.

D’un côté, la demande somme toute polie aux gouvernements en place de faire quelque chose, et la mise en avant de l’image de l’action (la main humaine, dont on oublie un peu facilement qu’elle est tout autant la cause du problème que le moyen de sa solution), de l’autre, l’action de l’image. Le contraste était trop intéressant pour ne pas fusionner tout ça d’un coup d’un seul sur un seul et même écran, que vous êtes, si tout se passe comme prévu, en train de scruter.

On reconnaîtra à l’un et à l’autre des documents proposés un talent rhétorique assez édifiant. On rappellera cependant qu’une différence notable les sépare : l’un se fait passer pour une action effective, l’autre sait qu’il n’en est rien. Et c’est sans doute loin d’être un détail (et la même problématique touche cet écran devant lequel vous vous trouvez, à l’instant même).

« La Planète Malade

La « pollution » est aujourd’hui à la mode, exactement de la même manière que la révolution : elle s’empare de toute la vie de la société, et elle est représentée illusoirement dans le spectacle. Elle est bavardage assommant dans une pléthore d’écrits et de discours erronés et mystificateurs, et elle prend tout le monde à la gorge dans les faits. Elle s’expose partout en tant qu’idéologie, et elle gagne du terrain en tant que processus réel. Ces deux mouvements antagonistes, le stade suprême de la production marchande et le projet de sa négation totale, également riches de contradictions en eux-mêmes, grandissent ensemble. Ils sont les deux côtés par lesquels se manifeste un même moment historique longtemps attendu, et souvent prévu sous des figures partielles inadéquates : l’impossibilité de la continuation du fonctionnement du capitalisme.

L’époque qui a tous les moyens techniques d’altérer absolument les conditions de vie sur toute la Terre est également l’époque qui, par le même développement technique et scientifique séparé, dispose de tous les moyens de contrôle et de prévision mathématiquement indubitable pour mesurer exactement par avance où mène – et vers quelle date – la croissance automatique des forces productives aliénées de la société de classes : c’est à dire pour mesurer la dégradation rapide des conditions mêmes de la survie, au sens le plus général et le plus trivial du terme.

Tandis que des imbéciles passéistes dissertent encore sur, et contre, une critique esthétique de tout cela, et croient se montrer lucides et modernes en affectant d’épouser leur siècle, en proclamant que l’autoroute ou Sarcelles ont leur beauté que l’on devrait préférer à l’inconfort des « pittoresques » quartiers anciens, ou en faisant gravement remarquer que l’ensemble de la population mange mieux, en dépit des nostalgiques de la bonne cuisine, déjà le problème de la dégradation de la totalité de l’environnement naturel et humain a complètement cessé de se poser sur le plan de la prétendue qualité ancienne, esthétique ou autre, pour devenir radicalement le problème même de la possibilité matérielle d’existence du monde qui poursuit un tel mouvement. L’impossibilité est en fait déjà parfaitement démontrée par toute la connaissance scientifique séparée, qui ne discute plus que de l’échéance ; et des palliatifs qui pourraient, si on les appliquait fermement, la reculer légèrement. Une telle science ne peut qu’accompagner vers la destruction le monde qui l’a produite et qui la tient ; mais elle est forcée de le faire avec les yeux ouverts. Elle montre ainsi, à un degré caricatural, l’inutilité de la connaissance sans emploi.

On mesure et on extrapole avec une précision excellente l’augmentation rapide de la pollution chimique de l’atmosphère respirable ; de l’eau des rivières, des lacs et déjà des océans, et l’augmentation irréversible de la radioactivité accumulée par le développement pacifique de l’énergie nucléaire ; des effets du bruit ; de l’envahissement de l’espace par des produits en matières plastiques qui peuvent prétendre à une éternité de dépotoir universel ; de la natalité folle ; de la falsification insensée des aliments ; de la lèpre urbanistique qui s’étale toujours plus à la place de ce que furent la ville et la campagne ; ainsi que des maladies mentales – y compris les craintes névrotiques et les hallucinations qui ne sauraient manquer de se multiplier bientôt sur le thème de la pollution elle-même, dont on affiche partout l’image alarmante – et du suicide, dont les taux d’expansion recoupent déjà exactement celui de l’édification d’un tel environnement (pour ne rien dire des effets de la guerre atomique ou bactériologique, dont les moyens sont en place comme l’épée de Damoclès, mais restent évidemment évitables).

Bref, si l’ampleur et la réalité même des « terreurs de l’An Mil » sont encore un sujet controversé parmi les historiens, la terreur de l’An Deux Mille est aussi patente que bien fondée ; elle est dès à présent certitude scientifique. Cependant, ce qui se passe n’est rien de foncièrement nouveau : c’est seulement la fin forcée du processus ancien. Une société toujours plus malade, mais toujours plus puissante, a recréé partout concrètement le monde comme environnement et décor de sa maladie, en tant que planète malade. Une société qui n’est pas encore devenue homogène et qui n’est pas déterminée par elle-même, mais toujours plus par une partie d’elle-même qui se place au-dessus d’elle, qui lui est extérieure, a développé un mouvement de domination de la nature qui ne s’est pas dominé lui-même. Le capitalisme a enfin apporté la preuve, par son propre mouvement, qu’il ne peut plus développer les forces productives ; et ceci non pas quantitativement, comme beaucoup avaient cru le comprendre, mais qualitativement.

Cependant, pour la pensée bourgeoise, méthodologiquement, seul le quantitatif est le sérieux, le mesurable, l’effectif ; et le qualitatif n’est que l’incertaine décoration subjective ou artistique du vrai réel estimé à son vrai poids. Pour la pensée dialectique au contraire, donc pour l’histoire et pour le prolétariat, le qualitatif est la dimension la plus décisive du développement réel. Voilà bien ce que, le capitalisme et nous, nous aurons fini par démontrer.

Les maîtres de la société sont obligés maintenant de parler de la pollution, et pour la combattre (car ils vivent, après tout, sur la même planète que nous ; voilà le seul sens auquel on peut admettre que le développement du capitalisme a réalisé effectivement une certaine fusion des classes) et pour la dissimuler : car la simple vérité des nuisances et des risques présents suffit pour constituer un immense facteur de révolte, une exigence matérialiste des exploités, tout aussi vitale que l’a été la lutte des prolétaires du XIX siècle pour la possibilité de manger. Après l’échec fondamental des tous les réformismes du passé – qui tous aspiraient à la solution définitive du problème des classes -, un nouveau réformisme se dessine, qui obéit aux mêmes nécessités que les précédents : huiler la machine et ouvrir de nouvelles occasions de profit aux entreprises de pointe. Le secteur le plus moderne de l’industrie se lance sur les différents palliatifs de la pollution, comme sur un nouveau débouché, d’autant plus rentable qu’une bonne part du capital monopolisé par l’État y est à employer et manœuvrer. Mais si ce nouveau réformisme a d’avance la garantie de son échec, exactement pour les mêmes raisons que les réformismes passés, il entretient vis-à-vis d’eux cette radicale différence qu’il n’a plus le temps devant lui.

Le développement de la production s’est entièrement vérifié jusqu’ici en tant qu’accomplissement « de l’économie politique : développement de la misère, qui a envahi et abîmé le milieu même de la vie. La société où les producteurs se tuent au travail, et n’ont qu’à en contempler le résultat, leur donne franchement à voir, et à respirer, le résultat général du travail aliéné en tant que résultat de mort. Dans la société de l’économie surdéveloppée, tout est entré dans la sphère des biens économiques, même l’eau des sources et l’air des villes, c’est-à-dire que tout est devenu le mal économique, « reniement achevé de l’homme » qui atteint maintenant sa parfaite conclusion matérielle. Le conflit des forces productives modernes et des rapports de production, bourgeois ou bureaucratiques, de la société capitaliste est entré dans sa phase ultime. La production de la non-vie a poursuivi de plus en plus vite son processus linéaire et cumulatif ; venant de franchir un dernier seuil dans son progrès, elle produit maintenant directement la mort.

La fonction dernière, avouée, essentielle, de l’économie développée aujourd’hui, dans le monde entier où règne le travail-marchandise, qui assure tout le pouvoir à ses patrons, c’est « la production des emplois ». On est donc bien loin des idées progressistes du siècle précédent sur la diminution possible du travail humain par la multiplication scientifique et technique de la productivité, qui était censée assurer toujours plus aisément la satisfaction des besoins « antérieurement reconnus par tous comme réels », et sans « altération fondamentale » de la qualité même des biens qui se trouveraient disponibles. C’est à présent pour produire des emplois , jusque dans les campagnes vidées de paysans, c’est-à-dire pour utiliser du travail humain en tant que travail aliéné , en tant que salariat, que l’on fait « tout le reste » ; et donc que l’on menace stupidement les bases, actuellement plus fragiles encore que la pensée d’un Kennedy ou d’un Brejnev, de la vie de l’espèce.

Le vieil océan est en lui-même indifférent à la pollution ; mais l’histoire ne l’est pas. Elle ne peut être sauvée que par l’abolition du travail-marchandise. Et jamais la conscience historique n’a eu autant besoin de dominer de toute urgence son monde, car l’ennemi qui est à sa porte n’est plus l’illusion, mais sa mort.

Quand les pauvres maîtres de la société dont nous voyons le déplorable aboutissement , bien pire que toutes les condamnations que purent fulminer autrefois les plus radicaux des utopistes, doivent présentement avouer que notre environnement est devenu social ; que la gestion de tout est devenue une affaire directement politique, jusqu’à l’herbe des champs et la possibilité de boire, jusqu’à la possibilité de dormir sans trop de somnifères ou de se laver sans souffrir d’allergies, dans un tel moment on voit bien aussi que la vieille politique spécialisée doit avouer qu’elle est complètement finie.

Elle est finie dans la forme suprême de son volontarisme : le pouvoir bureaucratique totalitaire des régimes dits socialistes, parce que les bureaucrates au pouvoir ne se sont même pas montrés capables de gérer le stade antérieur de l’économie capitaliste. S’ils polluent beaucoup moins – les États-Unis à eux seuls produisent 50 % de la pollution mondiale -, c’est parce qu’ils sont beaucoup plus pauvres. Ils ne peuvent, comme par exemple la Chine, en y bloquant une part disproportionnée de son budget de misère, que se payer la part de pollution de prestige des puissances pauvres ; quelques redécouvertes et perfectionnements dans les techniques de la guerre thermonucléaire, ou plus exactement de son spectacle menaçant. Tant de pauvreté, matérielle et mentale, soutenue par tant de terrorisme, condamne les bureaucraties au pouvoir. Et ce qui condamne le pouvoir bourgeois le plus modernisé, c’est le résultat insupportable de tant de richesse effectivement empoisonnée. La gestion dite démocratique du capitalisme, dans quelque pays que ce soit, n’offre que ses élections-démissions qui, on l’a toujours vu, ne changeaient jamais rien dans l’ensemble, et même fort peu dans le détail, à une société de classes qui s’imaginait qu’elle pourrait durer indéfiniment. Elles n’y changent rien de plus au moment où cette gestion elle-même s’affole et feint de souhaiter, pour trancher certains problèmes secondaires mais urgents, quelques vagues directives de l’électorat aliéné et crétinisé (U.S.A., Italie, Angleterre, France). Tous les observateurs spécialisés avaient toujours relevé – sans trop s’embarrasser à l’expliquer – ce fait que l’électeur ne change presque jamais d’ « opinion » : c’est justement parce qu’il est l’électeur, celui qui assume, pour un bref instant, le rôle abstrait qui est précisément destiné à l’empêcher d’être par lui-même, et de changer (le mécanisme a été démonté cent fois, tant par l’analyse politique démystifiée que par les explications de la psychanalyse révolutionnaire). L’électeur ne change pas davantage quand le monde change toujours plus précipitamment autour de lui et, en tant qu’électeur, il ne changerait même pas à la veille de la fin du monde. Tout système représentatif est essentiellement conservateur, alors que les conditions d’existence de la société capitaliste n’ont jamais pu être conservées : elles se modifient sans interruption, et toujours plus vite, mais la décision – qui est toujours finalement décision de laisser faire le processus même de la production marchande – est entièrement laissée à des spécialistes publicistés ; qu’ils soient seuls dans la course ou bien en concurrence avec ceux qui vont faire la même chose, et d’ailleurs l’annoncent hautement. Cependant, l’homme qui vient de voter « librement » pour les gaullistes ou le P.C.F., tout autant que l’homme qui vient de voter, contraint et forcé, pour un Gomulka, est capable de montrer ce qu’il est vraiment, la semaine d’après, en participant à une grève sauvage ou à une insurrection.

La soi-disant « lutte contre la pollution », par son côté étatique et réglementaire, va d’abord créer de nouvelles spécialisations, des services ministériels, des jobs, de l’avancement bureaucratique. Et son efficacité sera tout à fait à la mesure de tels moyens. Elle ne peut devenir une volonté réelle, qu’en transformant le système productif actuel dans ses racines mêmes. Et elle ne peut être appliquée fermement qu’à l’instant où toutes ses décisions, prises démocratiquement en pleine connaissance de cause, par les producteurs, seront à tout instant contrôlées et exécutées par les producteurs eux-mêmes (par exemple les navires déverseront immanquablement leur pétrole en mer tant qu’ils ne seront pas sous l’autorité de réels soviets de marins). Pour décider et exécuter tout cela, il faut que les producteurs deviennent adultes : il faut qu’ils s’emparent tous du pouvoir.

L’optimisme scientifique du XIX siècle s’est écroulé sur trois points essentiels. Premièrement, la prétention de garantir la révolution comme résolution heureuse des conflits existants (c’était l’illusion hégélo-gauchiste et marxiste ; la moins ressentie dans l’intelligentsia bourgeoise, mais la plus riche, et finalement la moins illusoire). Deuxièmement, la vision cohérente de l’univers, et même simplement de la matière. Troisièmement, le sentiment euphorique et linéaire du développement des forces productives. Si nous dominons le premier point, nous aurons résolu le troisième ; et nous saurons bien plus tard faire du second notre affaire et notre jeu. Il ne faut pas soigner les symptômes mais la maladie même. Aujourd’hui la peur est partout, on n’en sortira qu’en se confiant à nos propres forces, à notre capacité de détruire toute aliénation existante, et toute image du pouvoir qui nous a échappé. En remettant tout, excepté nous-mêmes, au seul pouvoir des Conseils des Travailleurs possédant et reconstruisant à tout instant la totalité du monde, c’est-à-dire à la rationalité vraie, à une légitimité nouvelle.

En matière d’environnement « naturel » et construit, de natalité, de biologie, de production, de « folie »., il n’y aura pas à choisir entre la fête et le malheur mais consciemment et à chaque carrefour, entre mille possibilités heureuses ou désastreuses, relativement corrigibles et, d’autre part, le néant. Les choix terribles du futur proche laissent cette seule alternative : démocratie totale ou bureaucratie totale. Ceux qui doutent de la démocratie totale doivent faire des efforts pour se la prouver à eux-mêmes, en lui donnant l’occasion de se prouver en marchant ; ou bien il ne leur reste qu’à acheter leur tombe à tempérament, car « l’autorité, on l’a vue à l’œuvre, et ses œuvres la condamnent » (Joseph Déjacque).

« La révolution ou la mort », ce slogan n’est plus l’expression lyrique de la conscience révoltée, c’est le dernier mot de la pensée scientifique de notre siècle. Ceci s’applique aux périls de l’espèce comme à l’impossibilité d’adhésion pour les individus. Dans cette société où le suicide progresse comme on sait, les spécialistes ont dû reconnaître, avec un certain dépit, qu’il était retombé à presque rien en mai 1968. Ce printemps obtint aussi, sans précisément y monter à l’assaut, un beau ciel, parce que quelques voitures avaient brûlé et que toutes les autres manquaient d’essence pour polluer. Quand il pleut, quand il y a de faux nuages sur Paris, n’oubliez jamais que c’est la faute du gouvernement. La production industrielle aliénée fait la pluie. La révolution fait le beau temps.

Guy Debord (1971).

NB : Ce texte a été rédigé afin d’être publié dans le treizième numéro de l’Internationale situationniste, avant sa dissolution. Il fut ensuite publié dans un recueil de trois inédits debordiens, qui porte le même titre, La planète malade (2004). C’est en effet un bon résumé !

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