Peine ombre

In "CE QUI SE PASSE", 25 FPS, CHOSES VUES, CINEMATOGRAF, MIND STORM, PROTEIFORM, SCREENS
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Erstwhile

Croisée, au fil de la lecture de La Survivance des lucioles, de Georges Didi-Huberman, une cinéaste qui m’était jusque là inconnue, Laura Waddington, dont je n’ai vu que le court essai vidéo qu’évoque ce livre, un témoignage qui est plus qu’un témoignage, parce qu’il est aussi une oeuvre, intitulée Border.

En 2002, Laura Waddington saisit dans le capteur de sa caméra vidéo des migrants, qu’elle croise de nuit aux alentours de Sangatte cherchant à rejoindre par tous les moyens, et armés de leur seule obstination à ne pas rompre avec la force de vie qui les met ainsi en mouvement perpétuel, l’au-delà de cette frontière liquide qu’est la Manche. Elle ne vole pas ces images, elle est là, s’intègre au paysage, marche à leurs côtés, elle leur parle, connaît leur prénom, ils connaissent le sien, ils lui parlent et, parce que leur rencontre relève du point de tangence entre deux trajectoires qui ne peuvent pas, pour mille raisons, coïncider, ils se confient, à elle, plus qu’ils ne le feraient auprès d’aucun proche. Ce qu’ils vivent là, ce qu’on leur fait endurer, ils ne le raconteront jamais, c’est au-delà de ce qui peut être intégré à leur récit de vie quand bien même c’est ce par quoi il faut passer pour toucher à un but dont ils ne savent pas encore qu’il n’est pas à la mesure de leur espoir.

inhospitalité

Laura Waddington ne trahit pas cette parole qui se confie à elle. Ces hommes lui parlent parce qu’elle est, pour eux, anonyme, et parce qu’ils le sont tout autant pour elle, ce qui ne les empêche pas de se reconnaître mutuellement. La nuit protégera cet anonymat, tout comme la faible définition du capteur vidéo. De ces hommes fuyant dans la nuit on verra les ombres se découpant dans la lumière des réverbères, des silhouettes floues, grêlées de bruit vidéo. Des formes humaines, telles qu’on les voit sans les voir, comme on perçoit quand on est soi-même en mouvement parce que ce territoire immense, comme un théâtre d’opérations militaires, ne peut accueillir durablement personne. Ses habitants eux-mêmes le traversent le plus vite possible, fermeture centralisée des ouvrants enclenchée, scrutant les bas côtés de la route pour éviter d’avoir à s’arrêter, si jamais une forme humaine venait à en émerger pour demander du secours. Tout, sur ce territoire sans perspective, est aspiré par l’ailleurs, comme si on se trouvait au point de jonction, profondément instable, de deux immenses plaques tectoniques et qu’on avait conscience que malgré le calme apparent, s’il y a un lieu au monde où il ne faut surtout pas demeurer, c’est celui-là.

Pourtant, est-ici que des hommes vivent ? Oui. Une vie qui n’en est pas une, mais n’est-ce pas ça, une vie humaine ? Une vie qui ne coïncide pas avec la vie. Ils vivent la vie qu’on leur réserve, comme on réserve un chien de sa chienne. Une vie de traque, de tentative, d’échec, d’arrestation, de tentative et d’échec de nouveau, une vie d’insistance, d’usure, de mauvais traitements, qui précèdent les très mauvais traitements. Une vie à se faire attraper, à se faire passer l’envie de recommencer. Une vie de déplacements sans fin, de nécessité de s’installer un minimum pourtant, parce qu’il faut bien dormir un peu le jour, pour avoir la nuit l’énergie nécessaire pour courir, grimper, ramper, franchir les lignes barbelées, courir encore, sauter sur un véhicule, s’y agripper, retenir son souffle pendant des heures pour tromper les détecteurs de gaz carbonique. Une vie, qui n’est pas la nôtre, pour l’unique raison que c’est une vie que nous ne menons que parce que nous la refusons aux autres. Une vie invivable.

Tu n’as rien vu à Sangatte

Laura Waddington sait que ce qu’elle voit ne peut pas être montré. L’image détaillée transformerait pour de bon ceux qu’elle filme en objets, avec un ensemble de caractéristiques qui en donnerait une définition. On les repèrerait. D’êtres à ce point en mouvement, on ne peut donner de définition, du moins faut-il s’en garder pour leur laisser la possibilité d’accéder à autre chose d’eux-mêmes, quelque chose qu’ils puissent ensuite raconter, à quoi ils puissent s’identifier. Alors, la réalisatrice tire pleinement parti de la matière même de ses prises de vue : incertaines, au bord de l’indiscernable, de l’abstraction. Et si la beauté n’est qu’une question de justesse, on est frappé, de part en part de ce regard porté sur une Odyssée sans fin, par la justesse de l’image, du positionnement, au plus près, ou à distance, mais jamais à cette distance précise qu’on a quand on parle à quelqu’un qu’on connaît, qu’on pourrait reconnaître ensuite. On reste à distance respectueuse. La caméra qu’elle utilise enveloppe ces silhouettes fragiles de flou numérique, bien plus respectueusement que toutes les nuits américaines du monde. Souvent, dans le contre-jour violent provoqué par les projecteurs qui permettent la surveillance de ce vaste no man’s land, le capteur numérique de la caméra est noyé d’une lumière qui, paradoxalement protége ces hommes, empêchant de les saisir; comme si l’image elle-même respectait cette limite que se fixait Claude Lanzmann : «Si, par impossible, je trouvais un film muet montrant comment 3 000 juifs pouvaient mourir dans une chambre à gaz, je le détruirais.» C’est bon, nous n’avons pas besoin de preuves. Nous savons très bien.

Nous le savons d’autant mieux que, ce que ces migrants subissent en 2002, les courses-poursuites avec les autorités, le jeu du chat et de la souris, les placages au sol, les coups, les nasses, le gaz lacrymo injecté, directement à bout portant dans les yeux, le monde qui disparaît dans les larmes et la suffocation, les gardiens de l’ordre qui foutent tout en l’air, tout ça, désormais, de « braves citoyens » le subissent à leur tour quand ils osent dire que la leur aussi, de vie, celle qu’on leur fait, ressemble de moins en moins à une vie. Eux aussi deviennent, de plus en plus, de simples signes jaunes dans le brouillard des feux de barricades et des gaz de maintien de l’ordre. Nous n’avons pas besoin de preuves, ce à quoi nous pouvons en revanche être éveillés, c’est notre cécité, tant que ça ne nous touche pas.

Il se trouve que Laura Waddington a lu ce que Georges Didi-Huberman a écrit à propos de son film dans La Survivance des lucioles, et qu’elle évoque cette lecture sur son propre site. Et elle raconte, dans un beau texte, sa rencontre avec Abdullah, la poésie de la poétesse iranienne Forough Farrokhzad qui les réunit, une nuit près du Tunnel sous la Manche; comment il a renoncé, pour une nuit, à sauter sur un énième train pour partager l’amour commun de cette poésie qui est comme un morceau de quotidien qu’il retrouve, soudain, sur un territoire jusque là tellement, tellement étranger. Et les mots de Laura Waddington dessinent à leur tour deux silhouettes à peine esquissées dans la nuit, une image à son tour floutée par la pluie qui tombait cette nuit là sur une Terre pour un instant unifiée, sans frontières, comme s’ils en étaient les deux seuls habitants.

La poésie, c’est au coeur même de son film qu’on la croise, comme une de ces fameuses lueurs d’espoir et d’humanité dont parlent Pasolini et Georges Didi-Hubermann, quand un jeune homme de retour d’un échec supplémentaire revient au camp tenu là par la Croix-Rouge, avec pour seule armure sa couverture, qu’il dresse à bout de bras pour entamer, devant la grille du camp, une danse qui l’aspire et l’élève au-dessus de tout enfermement, au-delà de cet environnement dans lequel son corps patauge. La grâce de son mouvement flouté par la nuit indifférente à son identité précise, l’arrache au sol dans lequel on l’englue, l’enlève et le révèle tout à la fois. Il y a au moins cette perspective, imprenable, cet espace de liberté au sein duquel, comme dans les lieux de culte autrefois, on peut être, un moment, insaisissable.

Ce qu’elle raconte aussi, c’est la façon dont elle a dû effacer numériquement les pixels brûlés par les projecteurs de la police, comment ses petites caméras furent, l’une après l’autre, grillées par ce combat inégal. Et ce petit témoignage technique rend plus saisissant encore le plan sur lequel s’achève son film : au moment où les mots disent l’impossibilité de raconter, l’image en mouvement est figée par la lumière aveuglante d’un projecteur inondant le capteur numérique d’un flux lumineux dont il ne peut pas rendre compte, si ce n’est le fixer à son tour, sans fin. Dans ce décapage généralisé du paysage par la surexposition, la petite caméra de Laura Waddington aura su, elle, protéger dans la pénombre quatre formes humaines, trois adultes, un enfant tenu par la main, au moment où les phares surpuissants d’un véhicule de patrouille les noie dans leurs faisceau.

En passant

Etrangement, les images spectrales de Border me faisaient penser à des mots lus, il y a longtemps, dans le journal tenu par Bruce Bégout entre 1998 et 2006. Si aujourd’hui je devais lier à des écrits le rapport que j’entretiens aux paysages défilant derrière la vitre latérale et aux déplacements automobiles, c’est à une bonne partie de ses livres que je le ferais. Parce qu’il rêve d’habiter pour de bon les photographies de Stephen Shore, parce qu’il a su établir les fondements d’une théorie du cruising, parce qu’il est attentif, c’est à dire qu’il laisse les formes émerger de leur apparence première, et qu’il les laisse se mettre en place au sein même du regard. C’est bien simple, par respect, ça fait des années que je me retiens de recopier des pages entières de ses livres. Je cède à la tentation, pour une fois. Page 227 de ses Pensées privées, on trouve ce qui suit. Bruce Bégout n’y parle pas de ce que Laura Waddington à voir, et pourtant, les mots et les formes coïncident :

« La route américaine comme lieu archétypal d’une nouvelle socialité, fondée non plus sur le visage, mais sur la silhouette. Voir les choses en passant, vite, sans pouvoir se retourner (la rédemption du trivial par une attention passagère). La scène primitive de la socialité, son Urlage : le face-à-face immédiat et soudain, l’homme qui rencontre pour la première fois un autre homme, au hasard de ses pérégrinations. En dépit de la multiplication des liens et des normes sociales, la suburbanité renvoie à ce moment originel de la première confrontation soudaine avec autrui [Note du Moine Copiste : en recopiant ces mots, j’ai, comme le lecteur peut-être, Dans la solitude des champs de coton, de Koltes, en tête], comme si tout ce qui avait été sédimenté dans le passé s’effaçait tout d’un coup et laissait l’homme seul et nu avec son semblable. Telle est sans doute l’idée troublante que Goffman cherche à nous transmettre dans Stigmates, l’effroi des protagonistes de telles expositions inopinées face à la nécessité de tout recommencer à zéro. L’expérience du motel appartient à ce type de rencontres inopinées en ce qu’elle suspend toute assurance préalable reposant sur un fond d’habitus et de compétences acquises et relègue l’apprentissage sociale vers une forme d’amnésie mutuelle.
Douleur de cette socialité sommée de se reconstruire à chaque instant, anarchique et tragique. Peut-être est-ce pour cette raison que les Américains ont besoin plus que nous d’étais transcendants (les Ghosts de Stirner) : argent, patrie, Dieu. »

Comment se peut-il que la silhouette puisse être un concept esthétique désignant la forme de l’homme tel qu’il est perçu depuis le volant d’une bagnole américaine en translation sur une route lambda, mais aussi la vision fugitive des migrants tentant de franchir la frontière ? Sans doute parce que le mouvement est relatif. Nous ne nous discernons plus dans le détail du face à face parce que nous ne sommes plus en situation de nous poser ainsi, dans un regard réciproque. L »entrevue laisse la place à l’aperception. Et si sur la route américaine c’est d’un commun accord qu’on ne fait que s’apercevoir, parce que finalement on peut se contenter des contours flous des semblables, comme on ne fait que deviner les autres dans ces manèges qui font perdre tout repère à force de modifier de façon imprévisible la position réciproque de ceux qui, pourtant, y font un tour ensemble, aux alentours de Sangatte, cette impossibilité est finalement due au fait que les migrants sont considérés comme des étoiles filantes, des êtres de passage. Le frottement de leur corps sur l’environnement produit suffisamment d’étincelles pour que leur passage ne passe pas inaperçu, mais cet éclat, qu’ils projettent dès qu’on voit en eux des « migrants » a pour effet miroir ceci : on ne voit plus que ça, et on est aveugle à tout le reste. Et comme ceci, finalement, on ne veut pas le voir non plus, nous sommes, tout compte fait, totalement aveugles.

On n’a, donc, encore, rien vu.

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