Mémoire sélective

In "CE QUI SE PASSE", MIND STORM, PROPAGANDA
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J’ai de la chance.

Je partage ma vie avec quelqu’un qui a l’oeil vif.

Enfin, il y a des raisons bien plus profondes pour lesquelles partager cette vie avec lui est une chance, mais c’est pas le sujet ici. Toujours est il qu’en plus de plein d’autres choses, il a l’oeil vif. Du coup, il repère des trucs.

Après les définitions du petit robert (qui ont finalement un beau petit succès ces derniers jours), il m’a indiqué une déclaration présidentielle, qui est tout fraîche. Enfin, toute fraiche, c’est beaucoup dire puisque chaque jour qui passe est le théâtre d’une nouvelle déclaration, (je me tâte pour utiliser le mot « provocation » là…), ce qui périme vite la mémoire, qu’on veut de plus en plus courte.

wonder2.jpgDéplacement en Alsace pour consoler l’élue UMP locale, un peu frustrée de se voir écartée du gouvernement, au profit d’un élu PS (j’adore sa déclaration : « Il y en a qui avalent des couleuvres, moi j’ai grossi, j’ai avalé un boa ». Ambiance à droite… (ambiance partout, du coup)). Du coup, « si tu ne viens pas au gouvernement, le gouvernement viendra à toi », en l’occurrence, à Colmar. Passage de brosse à reluire à tout le monde, élus esseulés, ouvriers usinant sous les commentaires présidentiels « Ca, c’est du travail de précision ». On admire la connaissance du terrain de notre président, à peu près aussi poussée que celle de notre prime minister nous révélant que les gares servent à prendre le train. Ainsi, on en est là. Le Groland va bientôt sembler être une nation d’académiciens face à nos soi-disant élites…

Et comment cirer les pompes des ouvriers si ce n’est en faisant vibrer en eux la fibre sensible ? Et comment faire mieux vibrer cette corde qu’en faisant compassionellement référence au passé de la classe ouvrière ? Il faut admettre que c’était quand même tentant d’utiliser cette ficelle là, surtout en Alsace (je ne généralise pas, je regarde juste les chiffres, et j’observe des tendances politiques majoritaires un peu « typiques » dans cette région. Mais après tout, pourquoi pas).

Donc, on met la main sur l’épaule des ouvriers, on fait une minute de silence pour le gardien de la paix qui à trop bien protéger la vie de notre président y a laissé la sienne (mais qu’on se rassure : son enterrement sera honoré de la présence présidentielle, son cercueil passera donc au JT (Warhol avait raison : tout le monde l’aura, son quart d’heure de gloire : il suffit de croiser la trajectoire de notre élu, mort ou vif)), minute de silence dont la fin est le top départ d’un rush vers le bain de foule sans doute impatiemment attendu, serrages de mains, propos faux modestes, compassion, compassion, compassion. On s’y baigne.

Et discours de mémoire donc. Hommage est rendu à nos aïeux qui se sont battus pour nous. Ecoutons notre président : « Y a des générations et des générations qui ont dépensé sans compter leur peine pour faire tourner des usines sur le sol français. je me battrai pour qu’on conserve une tradition ouvrière« . On a envie de demander une petite précision :  » Y a des générations et des générations de QUOI ?! » Qui s’est battu pour qu’il y ait des usines en France ?

wonder.jpgParce que si c’est des patrons qu’il s’agit, je ne suis pas sûr qu’il faille y voir un comportement particulièrement courageux, ni dénué de tout intérêt personnel : après tout, on voit mal pourquoi ils se seraient privés de mettre des armées entières d’ouvriers au service de leurs propres bénéfices personnels. Dans ce cas là, on peut imaginer pas mal de justifications fondées sur la même rhétorique : « Y a des générations et des générations qui ont dépensé sans compter leur peine pour faire tourner des productions de coton sur ce sol. Je me battrai pour qu’on conserve une tradition esclavagiste« . Ou bien  » Y a des générations et des générations qui ont dépensé sans compter leur peine pour tenir correctement des foyers sur le sol français. Je me battrai pour qu’on conserve une tradition de mères au foyer et d’épouses soumises dans ce pays« . Le jeu est plutôt marrant, on peut le continuer sans limites.

Ou alors il s’agit des ouvriers eux-mêmes. Mais alors on peut se livrer à un autre petit jeu, et construire d’autres discours, du genre : « Y a des générations et des générations qui ont dépensé sans compter leur peine pour faire obtenir des droits sociaux sur le sol français. Je me battrai pour qu’on conserve une tradition de protection sociale collective« . Ou bien, « Y a des générations et des générations qui ont dépensé sans compter leur peine pour faire tourner des hôpitaux sur ce sol. Je me battrai pour qu’on conserve une tradition de santé publique« . Je vous laisse jouer vous mêmes à créer les prochains discours de notre président, avec les mots « justice »,’indépendance de la presse », « juste répartition des richesses », « école », « laïcité »; ce ne sont pas les traditions françaises qui manquent. On pourrait même imaginer que ça constitue une part de notre identité tant recherchée.

Ou alors notre bien aimé (puisque quelque chose me dit que ça lui cause du souci, cette histoire d’amour) président parlait en fait des ouvriers qui se battent contre les délocalisations de leur propre usine. Il faudrait alors entendre : « Y a des générations et des générations qui ont dépensé sans compter leur peine pour faire tourner des usines sur le sol français. Je me battrai pour qu’on conserve une tradition de refus des délocalisations ayant pour but le seul bénéfice des actionnaires« .

La tournée mondiale n’est pas terminée. Fans de toutes régions, inscrivez vous sur le « président te met la main sur l’épaule pour te parler de tes luttes passées Tour », le président ré-écrira son couplet pour entrer en sympathie avec ton angoisse personnelle, te confortant dans l’idée que c’est la politique : sauver la peau de tes fesses avant tout (et éventuellement faire un gros doigt compassionnel à tous les autres, parce que c’est le signe des winners (et des cons, aussi peut être, mais ça devient une véritable valeur ces temps ci)).

Et comme ils disent : on a encore rien vu. There’s more to come !

 

Illustrations tirées du film « Reprise du travail aux usines Wonder« , qui est en fait un seul plan séquence tourné par des étudiants de l’IDHEC, le 10 Juin 1968, lors de la reprise du travail, après trois semaines de grève. Hervé le Roux découvrira cette séquence à travers les commentaires qu’en firent Serge Daney et Serge Le Perron dans les Cahiers du Cinéma en 1981. L’article était illustré d’un photogramme tiré du court métrage, montrant le visage d’une femme révoltée à la simple idée que la lutte cesse. Hervé le Roux partit alors enquêter pour essayer de retrouver cette femme, dont il ne connaissait que la révolte. Cette quête donnera le film « Reprise« , finalisé en 1996, trente ans après son prédécesseur. Témoignages sur les luttes qui fondent cette fameuse culture ouvrière que notre président célèbre ces jours ci, voici deux films qu’on pourrait imaginer diffuser aux élèves des lycées, je sais pas moi… le premier mai, par exemple…

3 Comments

  1. Au risque de jouer les pédants, voire les sodomisateurs (enculeurs sonnerait mieux, mais vu la haute teneur intellectuelle de ce blog, je ne me roulerai pas dans la fange verbale, et sodomites me semble correspondre davantage au bénéficiaire de l’hommage, à moins qu’il ne s’applique à l’acteur et à l’acté, ce qui manquerait aussi quelque peu de spécificité par rapport à la teneur voulue du propos) de diptères, je me permettrai d’apporter le correctif suivant aux propos du jkrsb : dans le film « Reprise du travail aux usines Wonder », ce n’est pas tant la fin de la lutte que l’ouvrière vitupère, c’est sa propre incapacité à reprendre le travail qu’elle clame. Il y a, à mon avis, plus qu’une nuance entre les deux : la fin de la lutte renvoie à la possibilité de s’accomoder de la situation quitte à organiser la défense ouvrière et se situe dans une optique réformiste, le refus de retourner dans ce travail aliénant (qu’elle décrit parfaitement en très peu de mots) est beaucoup plus radical, se comprend clairement en référence au refus du salariat et renvoie nettement à une vision révolutionnaire. D’ailleurs, dans le film « Reprise », la jeune femme inconnue que personne ne peut clairement identifier par son nom est globalement décrite par tous (staliniens de la CGT, ex et futurs culs bénits collaborateurs de la classe de la CFDT ou travailleurs lambda) comme proches de l’extrême-gauche. Dans mon souvenir imprécis, proches des maoïstes. Souhaitons-lui (à cette jeune femme dont la vision m’a fasciné comme elle a fasciné Le Roux et sûrement bien d’autres, dont le jnkrsb) d’avoir eu plus de conséquence dans sa réaction son engagement tripaux que les dirigeants maoïstes de l’époque dont la dérive droitière ultérieure pourrait provoquer des hauts le coeur si elle n’était finalement dans la droite ligne de leur délire de l’époque.
    No pasaran!

  2. Honte sur moi.
    Emporté par mon enthousiasme, j’ai commis une faute d’orthographe dans mon commentaire sus situé : ligne 22, « proche » n’a pas besoin de s’encombrer d’un « s » ; lamentable erreur que, dans un souci de cohérence blâmable, j’ai réitérée à la ligne suivante.
    Et si besoin était de prouver au monde entier (enfin au monde entier qui lit ce blog) la déréliction dans laquelle je me trouve, j’ai oublié la conjonction « et » entre « sa réaction » et « son engagement » à la ligne 26.
    Je me mortifierai donc, sans espoir de rédemption tant l’eschatologie m’est étrangère, en lisant le petit livre rouge dont je rappelle aux jeunes générations (qui n’ont rien perdu dans l’affaire) qu’il a symbolisé à une époque autre chose que le guide Michelin dont les oukases peuvent être par certains côtés assimilées aux délires mao-stals de l’époque, mais j’en resterai là pour l’instant parce que c’est l’heure de ma piqûre…

  3. Ahhhhh !

    Oui oui oui mille fois oui !

    En effet, j’ai un peu réinterprété l’attitude de la jeune femme. Et si j’avais mal saisi la portée révolutionnaire de sa rage, et ses liens avec le refus du salariat, j’y avais perçu, sur le moment, une nette impossibilité à se faire au travail tel qu’il est organisé.

    Comme quoi la mémoire est vraiment sélective, et passe par pertes et profits même ce qui lui serait profitable.

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