Philistine, c’est ma cousine

In "CE QUI SE PASSE", CHOSES VUES, Il voit le mal partout, MIND STORM
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Coup sur coup, deux représentantes du Brave Nouveau Monde m’ont plongé dans un abîme de nostalgie. Leur inanité me faisait penser à quelque chose, mais je ne savais pas quoi. Ces occurrences d’un n’importe quoi décomplexé n’étaient pas les premières dans ce parti, loin de là, mais elles semblaient atteindre des niveaux inédits, comme s’il fallait nous confirmer quelque chose, mettre les points sur les I de l’HIstoIre. A moins qu’il s’agisse, encore, de voir combien de temps ceux qui persistent à ne pas voir demeureront frappés de cécité, histoire de savoir jusqu’où on peut pousser ce genre de bouchon, après l’avoir déjà poussé fort loin.

Et voici ton quart d’heure de gloire

Mercredi 24 Juillet tout d’abord. On ne le découvre pas en direct, parce que c’est les vacances et qu’on évite de regarder la télé, mais on ne peut pas échapper aux alertes sur le smartphone qui nous indiquent une séquence vidéo dans laquelle sur LCP, Corinne Vignon, députée LReM est en très grande difficulté alors qu’elle répond à une question absolument pas piégée sur la réforme des retraites. Mieux, on apprend dans la foulée que ce bateau en perdition sur la mer de l’éloquence est en réalité la députée qui suit ce dossier depuis 2018. Une spécialiste en somme :

Plus on regarde la vidéo, un peu comme on regardait en début de millénaire, en boucle, l’effondrement de tours jumelles afin d’y discerner, après l’impact, où et quand une structure a priori aussi solide avait bien pu céder, plus on est frappé par deux choses. La première, c’est l’incapacité totale de Mme Vignon à expliquer cette réforme alors même qu’elle introduit son propos en déclarant qu’elle veut rassurer les « téléspectateurs » – ce mot, d’ailleurs, sera le dernier témoignage de clairvoyance dans le discours de la députée, puisque effectivement, ce parti s’adresse en permanence au téléspectateur, et non au citoyen – .Mais voila : à partir de là, le chaos qui semble habiter Mme Vignon fera déborder l’audience bien au-delà du public, assez restreint, de LCP, et sa « notoriété » va se répandre dans une dimension qui va échapper, totalement, à son contrôle. Ce qu’elle parvient alors à rendre évident, de façon tellement convaincante qu’on devrait lui proposer d’intégrer un programme de protection des témoins, c’est l’impossibilité d’être rassurant sur la question des retraites, et donc la nécessité de s’en méfier, au plus haut point. Disons ça autrement : elle n’a pas commis une erreur, l’exercice n’est pas raté. Il était tout simplement doublement impossible. Impossible parce que ce qui se prépare n’a absolument rien de rassurant, et qu’une fois de plus, la difficulté à financer les retraites n’est pas envisagée comme un problème, mais comme une aubaine dont il faut savoir profiter. Impossible aussi parce que le dispositif global est déjà très compliqué, et ce que prévoit cette réforme l’est encore plus. En réalité, Mme Vignon n’y comprend rien, parce que ça dépasse l’entendement : le dispositif des retraites qu’envisage ce gouvernement est une de ces boites noires dont le fonctionnement opaque est encapsulé de telle manière qu’il opère comme un processus ressemblant, pour ceux qui le subissent, à une fatalité incompréhensible. N’y comprenant rien, le téléspectateur hausse les épaules, et ne retient qu’une chose, c’est qu’on n’y comprend rien. Et comme les institutions sont structurées de telle façon qu’il est convaincu que d’autres que lui, eux, comprennent, que tout ça est maîtrisé, qu’il doit laisser faire les grands, on peut mettre en place absolument n’importe quoi en soulevant des protestations qui ne dépasseront pas le stade de la conversation à l’heure de l’apéro. Ce qu’il faut noter tout de même, c’est que finalement, Mme Vignon, bien que députée, bien qu’ambassadeur officielle de la réforme de la retraite, ne peut pas non plus accéder aux mécanismes internes de ce qu’elle doit, donc, promouvoir sans le comprendre; elle est donc moins femme politique que prêtresse, transmettant aux masses un discours finalisé dont elle ne maîtrise ni les tenants, ni les aboutissants.

Soyons mauvaise langue deux secondes. Quand on voit Mme Vignon apparaître dans le cadre de l’écran et qu’on entend l’intervieweuse lui demander d’expliquer ce qui garantira la valeur du point de retraite, on a comme un doute. Ou plutôt, non, on n’a aucun doute : ce qu’on a en tête, c’est le roadrunner, avec son micro LCP en main, attirant à lui le coyote qui est tout content de lui, avec sa fusée ficelée sur le dos; et on n’attend qu’une chose, c’est l’allumette qui va mettre le feu au missile, histoire de voir où ça va partir. Et c’est tout le dispositif médiatique qui part en courant, émettant un joyeux « bip bip ». A vrai dire, on avait déjà vu Mme Vignon à l’oeuvre. A l’assemblée nationale, lisant un rapport censé exposer « sa » pensée sur la réforme des retraites, qui laissait croire que la grande vertu de celle-ci consisterait à sauver de la misère tous les orphelins de France, et on avait cette impression qui ne trompe que trop rarement, quand on fait souvent passer des oraux, que le texte lu n’était pas compris, que la personne qui le prononçait n’en était pas l’auteur : propositions principales et subordonnées découpées oralement en dépit du bon sens, mots et concepts importants sur lesquels la parole accroche, bafouillant, comme si elle les découvrait au moment de les prononcer. On l’avait vue à l’oeuvre aussi sur le plateau de BFM Business, début Juillet, sortant des éléments de langage et des exemples d’illustration au milieu d’invités absolument tous convaincus par cette réforme. Soyons honnêtes : jamais jusque là elle n’avait été aussi nulle que sur LCP. Mais à chaque fois, on sentait le bon petit soldat, dopé par ses propres convictions, directement issues de sa propre vie (Mme Vignon a multiplié les expériences professionnelles, allant de l’architecture d’intérieur (no comment…) à la direction de divers établissements en passant par la voyance (no comment, derechef) et le chômage), à qui on confie la mission de donner de l’authenticité à un projet politique qui, derrière, n’explique rien de ce qu’il est en train de mettre en oeuvre, ni à elle, ni aux français, et se contente de plaquer des mots qui vont toucher les téléspectateur : « orphelins », « justice », « équité », et au passage l’idée qu’on va coller un bon gros coup de barre à mine dans les tibias des fonctionnaires, ce qui fait toujours plaisir à tout le monde. Alors, l’a-t-elle bien cherché, ce moment de gloire involontaire ? Oh oui, elle l’a cherché, parce qu’on ne devient jamais ce genre de victime sans y avoir mis une sacrée énergie. Maintenant, il serait aussi trop facile de s’en prendre à elle, et rien qu’à elle. Ce qui est en cause, c’est la mécanique même qui fait que le mandat législatif d’une citoyenne lambda soit instrumentalisé par des forces qui, elles, n’ont rien de démocratiques, et qu’on s’aperçoive qu’en réalité, elle a été investie et élue pour cette raison.

La seconde observation qu’on peut faire, c’est tout de même la façon absolument puérile dont elle gère la situation. Sentant le sol du discours s’échapper sous ses pieds, elle tente tout d’abord de se raccrocher au regard des adultes qui sont autour d’elle. L’intervieweuse tout d’abord, puis celui qu’on devine être le technicien qui l’accompagne. Son regard lance des S.O.S. au premier venu, et se croyant sur BFM, où on a ce genre d’habitude, elle semble croire que le petit personnel des médias va la sortir de ce mauvais pas. Ce qu’il fait en partie : alors que la députée remonte le temps, et se comporte comme une écolière prise en flagrant délit, se cachant le visage dans les mains, se planquant derrière ses cheveux, souhaitant soudainement ne plus être vue, celle qui l’interview, au lieu de mettre le doigt sur l’invraisemblable chaos qui semble régner dans cet esprit, relance en lui tendant une perche pour qu’elle sorte enfin la tête de l’eau, sans mettre le doigt sur le caractère profondément inquiétant de la situation. Et là, au lieu de commencer à nager par elle-même, Mme Vignon replonge de nouveau, absolument incapable d’articuler deux idées, de définir quoi que ce soit, lançant des mots dans le désordre, affirmant que le point est fixé à dix euros, alors que c’est plutôt le contraire (dix euros, non pas gagnés, mais cotisés, donnent droit à un point), puis elle ajoute, histoire de bien embarquer tout le monde dans son errance mentale, que le point sera revalorisé en fonction de l’inflation puis, une fois la pension « liquidée » (le téléspectateur le sent bien, là, le côté rassurant du discours ?), par le montant des salaires sur l’ensemble de la carrière. Vous voyez la scène, dans Mission to Mars, où les astronautes abandonnent leur vaisseau pour cheminer, en rang d’oignons, tout nus (enfin, en scaphandre), vers la planète rouge ? Ben voila, là, le roi est nu. Et ici, Corinne Vignon ne trahit pas la réalité, elle la révèle. Non seulement à propos de cette réforme, mais aussi de ce qu’est devenue, au sens large, la politique.

J’avais annoncé deux occurrences d’un même phénomène. Voici la deuxième, sur laquelle on va passer plus rapidement.

Par où t’es rentrée dans la littérature, on t’a pas vue sortir ?

Il y a, dans ce gouvernement, une ministre qui pourrait être la cousine germaine de Mme Vignon dans la grande famille de l’éloquence : Muriel Pénicaud, ministre du travail. Régulièrement moquée par l’émission Quotidien pour ses prouesses à l’oral, il faut reconnaître qu’elle semble parfaitement incapable d’exprimer de façon claire, organisée et logique, le moindre raisonnement. Les mots sortent tous ensemble de sa bouche, elle les pose sur l’immense tapis de découverte que semble constituer pour elle le monde, et elle laisse les interlocuteurs trier tout ça, et faire des phrases avec. Ce faisant, elle réussit l’exploit de, littéralement, dire tout et son contraire, et si elle était l’héroïne d’un film de Kubrick, on découvrirait avec horreur qu’après plusieurs jours consacrés à taper son prochain discours, elle aurait simplement recopié, avec reconnaissons-le, une belle maîtrise de la tabulation, les mots « en même temps ». C’est proprement ce qui se passe quand elle parle : les mots débarquent tous « en même temps » dans la phrase, ce qui permettra ensuite de nier tout énoncé : en effet, elle n’a jamais dit cela, puisqu’elle a simultanément dit tout autre chose, et son contraire aussi.

Evidemment, sur twitter, elle est bien obligée de mettre un peu d’ordre dans les mots. Ce qui n’empêche pas d’écrire n’importe quoi. Après tout, on peut exprimer, en mettant en apparence les mots dans le bon ordre, des pensées parfaitement désordonnées. Et c’est ainsi que, voulant rendre hommage à Toni Morrison, elle a réussi à insulter, en quelques caractères, la totalité de la littérature noire, prétendant que celle-ci, avant cette grande femme de lettres américaine, n’était pas encore entrée dans l’histoire, en mode « Nicolas Sarkozy, sors de ce corps ! »

Ce qui est frappant, dans ce tweet, c’est la façon dont, tranquillement, il balance son propos comme une évidence incontestable. L’hommage permettant d’être sentencieux, Mme Pénicaud nous fait part de sa conception de l’histoire, et fait de cette vision le genre de discours devant lequel chacun devrait opiner du chef, les mains se tenant l’une l’autre devant la ceinture du pantalon, dans un recueillement approbateur. Oui, Toni Morrison aurait fait entrer les « noirs » dans la littérature. Et là, normalement, des centaines de questions devraient venir à l’esprit : « les noirs » ? Mais qu’est ce que ça veut dire, « les noirs », si ce n’est « ceux qui ne sont pas les blancs » ? Et, « la littérature », de quoi s’agit-il ? Y aurait-il donc, « la » littérature, qui existait déjà avant que « les noirs » y entrent, ce qui signifie que, puisqu’il a bien fallu que quelqu’un l’invente, « la » littérature serait l’oeuvre de ce qu’on va bien devoir appeler « les blancs », qui accueilleraient ceux dont ils pensent qu’ils le méritent dans « la littérature », en leur ouvrant grand la porte ? Car, oui, quand on entre dans ce qu’il faut bien appeler « l’histoire des blancs », on y entre par la grande porte, parce que c’est la grande histoire, pas de simples péripéties comme on peut en relater à propos d’autres peuples.

Disons les choses telles qu’elles se présentent : le tweet de Mme Pénicaud est raciste, et il l’est profondément précisément parce qu’il ne cherche pas à l’être. On n’est pas dans la provocation de celui qui voudrait se faire passer pour raciste, et c’est pour cette raison qu’il ne se situe pas dans le registre du discours insultant. En apparence bienveillant, il est néanmoins le propos d’une femme qui, pour des raisons totalement indues (elle n’écrit pas, et manifestement elle ne lit pas non plus), du haut de ce qu’elle est, c’est à dire une bourgeoise blanche qui a suivi honnêtement sa scolarité dans le 78, dans le privé, prétend pouvoir décerner les bons points aux autres, qu’elle prend de haut. Quelle conviction intime de domination faut-il avoir intégré pour oser se tenir ainsi au seuil de la Grande Porte (blanche) de la littérature (blanche) pour oser y accueillir, comme la première « noire » autorisée à entrer en ce lieu saint, parce que blanc, Toni Morrison ? S’il y a une banalité du mal, et si le racisme est un mal, on a là un exemple du racisme banal, commun, content de lui, « innocent ».

La fin du tweet peut être lue comme un aveu : « Les mots ont un pouvoir ». Les bras en tombent, tellement la formule est « en même temps » à sa place, et parfaitement déplacée. A sa place, car si Muriel Pénicaud se fend d’un tweet, ce n’est pas pour Toni Morrison, mais pour elle : il s’agit de faire partie de ceux qui auront rendu hommage, et d’être considérée comme telle par le public, qui se dira que si elle lui rend hommage, c’est sans doute qu’elle l’a lue. On va y revenir, mais cet usage de la culture ne poursuit pas la culture elle-même comme but, elle en fait l’outil d’une domination. Ce que nous dit Muriel Pénicaud, c’est « moi, qui fais partie de ceux qui ont lu Toni Morrison, qui appartiens à ce genre de cercle au sein duquel on connait les auteurs, je rends hommage à celle que la plupart de ceux qui liront ce tweet n’ont pas lue (ils ne peuvent pas tout faire). Mme Pénicaud parle d’elle, pas de la romancière. Ici, les mots ont effectivement un pouvoir : donner à celle qui émet le message un vernis littéraire, alors que de ce vaste édifice qu’est la littérature, elle n’a manifestement jamais ouvert la moindre porte, jamais entrouvert ne serait-ce qu’une fenêtre. Et ce n’est pas un partage que propose ici la ministre, d’une part parce qu’on ne peut pas partager ce qu’on n’a pas, d’autre part parce que son tweet s’appuie sur la conviction que les autres, ceux qui le lisent, n’ont pas lu cet écrivain non plus, et qu’ils seront impressionnés par la culture de leur chère ministre.

Mais, surtout, le propos est incroyablement déplacé parce que, pour le peu que je connaisse de Toni Morrison, son écriture et ses combats ont précisément pris leurs racines dans la conviction que si la langue peut être un outil de libération, c’est parce qu’elle est tout d’abord un outil d’aliénation. Je ne pourrais pas prétendre être un de ses lecteurs, du moins profondément, mais ne serait-ce que dans bon nombre d’entretiens que Toni Morrison a partagés, elle a clairement exprimé ceci. Par exemple, dialoguant avec Pierre Bourdieu en 1994 :

 » C’est ainsi que la langue peut être un véritable champ de bataille, un lieu d’oppression, mais aussi de résistance. L’anglais-américain pose moins de problèmes à cet égard, d’une part parce que c’est déjà une langue polyglotte par essence ; et puis, grâce à l’influence de tous les gens qui vivent en Amérique et qui refusent, comme les Noirs, la domination d’une langue sur les autres. C’est quelque chose qui m’a toujours sidérée, ce refus absolu des Noirs, de tous les Noirs, quel que soit leur niveau social et culturel : ils restent toujours fidèles à leur langue ; c’est à la fois quelque chose de très intérieur pour eux, mais aussi une marque de rébellion. »

Ou dans son discours de réception du prix Nobel de littérature :

« Le langage de l’oppression représente bien plus que la violence ; il est la violence elle-même ; il représente bien plus que les limites de la connaissance ; il limite la connaissance elle-même ».

Et si vous voulez creuser ce qui fait de l’écriture de Toni Morrison, non pas une entrée dans une quelconque littérature officielle, mais une littérature à elle tout seule, dans sa singularité, il faut lire l’article que Gildas Le Dem lui consacre sur le site de la revue Regards. Lui est un de ses lecteurs, et il explique très clairement en quoi son écriture lutte contre ce que les tenants d’une culture officielle appelleraient sans doute « l’Ecriture ».

Voyez-vous, Mme Pénicaud, ce n’est pas grâce à votre hommage que Toni Morrison est entrée dans la littérature, c’est contre lui, précisément parce que ce discours est une énième façon de mettre la main sur quelqu’un, qui se trouve être noire, et d’être convaincu que cette prise permet de tenir tous les « noirs » dans la main, d’en faire quelque chose (ici, une masse qui n’aurait pas ses entrées dans la littérature) et de situer en position surplombante, supérieure; et redisons-le, puisque ce n’est manifestement pas en tant que femme de lettres que Muriel Pénicaud peut ainsi juger des qualités de Toni Morrison, c’est tout simplement en tant que femme politique blanche qu’elle le fait, de façon oligarchique, et raciste.

Philistinite aiguë

Bref, Corinne Vignon et Muriel Pénicaud, l’une après l’autre, m’avaient mis une forme en tête, à laquelle je n’arrivais pas à donner de nom. Et soudain, parce que je travaillais un peu Hannah Arendt cet été, ça m’est revenu. Ces attitudes sont celles de philistins.

Arendt n’est pas l’auteur du mot, le philistin lui préexiste. Le mot désigne l’attitude de ceux qui n’ont pas de rapport véritable avec la culture, parce qu’ils sont absorbés dans les activités « utiles », ou rentables. C’est un peu l’équivalent du béotien. Certains diraient « le beauf ». C’est un peu celui qui pense que ce qui n’est pas intéressé ne peut être intéressant. Mais l’usage qu’Hannah Arendt fait du philistin est conceptuel, au sens où elle donne à cette attitude un rôle dans sa pensée, et c’est pour cette raison qu’on croise à plusieurs reprises le philistinisme dans sa pensée, et les deux ineptes de l’été semblent en être, chacune, une illustration, qui a un sens politique.

Ainsi, c’est dans la Condition de l’homme moderne (aussi intitulé, selon une meilleure traduction, L’Humaine condition) et dans la Crise de la culture qu’Hannah Arendt analyse profondément le philistinisme, distinguant le philistin inculte, qui voit dans la gratuité de la pensée et des arts une attitude vaine qu’il faut délaisser, et le philistinisme cultivé, qui fait de la culture un objet, qu’on peut posséder, et dont on peut déposséder les autres, il en fait un instrument de pouvoir. Ce que pourrait être la culture, c’est à dire le monde véritablement partagé par les hommes, celui de l’esprit, qui s’étend et se multiplie au fur et à mesure qu’il est partagé, ce monde est délaissé par les philistins de tout poil en raison même de son caractère matériellement désintéressé.

Mais c’est auparavant, dans la troisième partie des Origines du totalitarisme, consacrée précisément au totalitarisme, qu’on voit apparaître, déjà, le philistin, non pas comme une cause du totalitarisme, mais comme un de ses acteurs. A vrai dire, au moment où on voit apparaître les inepties de Vignon et Pénicaud, on pense à la dernière phrase du premier chapitre, qui a pour objet Une Société sans classes :

« Le totalitarisme, une fois qu’il est au pouvoir, remplace invariablement tous les vrais talents, quelles que soient leurs sympathies, par ces illuminés et ces imbéciles dont le manque d’intelligence et de créativité reste la meilleure garantie de leur loyauté ».

Or l’une des caractéristiques de LReM, c’est précisément de n’avoir même pas pris le temps d’avoir de vrais talents. Immédiatement, un président manifestement intéressé par la culture (c’est dire voyant dans la culture un outil de domination sur ceux qui, à ses yeux, n’en ont pas), choisit de s’entourer, de manière évidente, d’une ribambelle de philistins, c’est à dire de personnages qui méprisent le savoir désintéressé, la méditation gratuite, la contemplation esthétique, occupés qu’ils sont à « marcher » derrière lui. On a entendu ce parti maudire les gilets jaunes, en raison même de leur inculture et de leur atomisation, mais quand on lit les paragraphes qui précèdent directement le passage que je viens de citer, on est surpris de voir à quel point le comportement que décrit Hannah Arendt colle exactement à la peau de ceux qui sont aujourd’hui, massivement, nos députés et ministres :

« Le philistin est un bourgeois coupé de sa propre classe, un individu atomisé, produit de l’effondrement de la classe bourgeoise elle-même. L’homme de masse, que Himmler conditionna pour lui faire comettre les crimes de masse les plus monstrueux de l’histoire, ressemblait au philistin plutôt qu’à l’homme de la populace ; il était le bourgeois qui, dans les décombres de son univers, se souciait avant tout de sa sécurité personnelle, prêt à tout sacrifier – croyance, honneur, dignité – à la moindre provocation. Rien ne s’avéra plus facile à détruire que l’intimité et la moralité privée de gens qui ne pensaient qu’à sauver leur vie privée. Après quelques années de pouvoir et de mise au pas systématique, les nazis pouvaient proclamer avec raison : « La seule personne qui soit encore un individu privé en Allemagne, c’est celui qui dort » [Note du moine copiste : tout comme on fait en sorte que ne disposent d’une véritable vie privée, aujourd’hui, que ceux qui le samedi, vont tranquillement au centre commercial. On ne reconnait comme individu privé que celui qui ne fait rien de sa singularité, et surtout pas un usage public].

D’un autre côté, il faut être juste envers les membres de l’élite qui, à un moment ou à un autre, se sont laissés séduire par les mouvement totalitaires, et qui, à cause de leurs capacités intellectuelles, sont même accusés quelquefois d’avoir inspiré le totalitarisme : ce que ces désespérés du XXè siècle ont fait ou non n’eut absolument aucune influence sur le totalitarisme. Ils ne jouèrent de rôle qu’au début, lorsque les mouvement contraignirent le monde extérieur à prendre leurs doctrines au sérieux [NdMC : Disons ça autrement : ce qu’Arendt montre ici, c’est que dans le totalitarisme, l’intellectuel ne sert pas en tant que penseur, mais en tant que caution, il n’est intéressant qu’en tant qu’instrument idéologique, pas en tant que penseur]. Partout où les mouvements totalitaires s’emparèrent du pouvoir, tout ce groupe de sympathisants fut balayé avant même que les régimes passent à leurs crimes les plus monstrueux. L’initiative intellectuelle, spirituelle et artistique est aussi dangereuse pour le totalitarisme que l’initiative criminelle de la populace, et l’une et l’autre sont plus dangereuses que la simple opposition politique. La persécution systématique de toutes les formes supérieures d’activité intellectuelle par les nouveaux dirigeants de masse a des raisons plus profondes que leur ressentiment naturel pour tout ce qu’ils ne peuvent comprendre. La domination totale ne tolère la libre initiative dans aucun domaine de l’existence ; elle ne tolère aucune activité qui ne soit pas entièrement prévisible. [NdMC : et on retombe sur nos pattes, c’est à dire la citation par laquelle on avait commencé]. Le totalitarisme, une fois au pouvoir, remplace invariablement tous les vrais talents, quelles que soient leurs sympathies, par ces illuminés et ces imbéciles dont le manque d’intelligence et de créativité reste la meilleure garantie de leur loyauté ».

Evidemment, il ne s’agit pas de dire que, parce qu’on identifie ici une petite armée de philistins, nous vivons sous un pouvoir totalitaire. A vrai dire, ce petit jeu consistant à reconnaître des formes dans leur simple reproduction à l’identique est vain, et politiquement inefficace. Ce qui importe, c’est de parvenir à se positionner face au pouvoir quand bien même on ne dispose pas d’un nom pour le définir, et quand bien il ne correspondrait pas à la nomenclature dont on dispose. Le philistin n’est pas la cause du totalitarisme, il en est l’un des éléments, un agent. Hannah Arendt reconnaîtra d’ailleurs que son étude porte moins sur les « origines » du totalitarisme (l’expression assoie l’idée qu’il y aurait des causes mécaniques dont le totalitarisme serait l’effet) que sur les éléments de celui-ci. Ce qui est certain, en revanche, c’est que la présence de ce genre de personnage dans les rouages du pouvoir ne vas pas, du tout, dans le sens d’une démocratisation de la vie politique, ni d’une élévation commune. Ce à quoi on assiste, c’est à un dessaisissement, à une relégation de l’individu loin, très loin de toute forme de pensée politique, ce qui explique sans doute en partie la violence avec laquelle on essaie d’écraser cette erreur de parcours qu’est, à travers le mouvement des gilets jaunes, la politisation soudaine d’un nombre considérable de citoyens dont on se satisfaisait, jusque là, du désintérêt qu’ils manifestaient envers la vie citoyenne.

Maintenant, ce n’est pas parce que la forme que prend la politique actuelle ne correspond pas, terme à terme, avec les critères du totalitarisme établis par Hannah Arendt (par exemple, nous ne vivons pas dans une terreur quotidienne) que, pour autant, Corinne Vignon ou Muriel Pénicaud ne sont pas les agents de projets dont elles ne portent pas elles-mêmes la responsabilité, mais pour lesquelles elles œuvrent cependant.

Il y a, sur le compte Youtube Corinne Vignon, une vidéo qui montre justement un échange entre elles deux, le 23 mai 2018. Dans le cadre de la loi pour la Liberté de choisir son avenir professionnel (tout le monde a compris que c’est le genre de formulation dont il faut, éminemment, se méfier, je pense), la députée interrogeait, de façon évidemment très, très complaisante, la ministre du travail sur la façon dont on pourrait pérenniser le succès des écoles de production. Je vous résume ? Ce sont des écoles privées, hors-contrat, mais néanmoins financées par l’Etat sur un budget « hors-quota » dont, pour ma part, j’apprends ici l’existence, dans lesquelles l’essentiel de l’enseignement, de façon extrêmement novatrice, se fait « en production », c’est à dire sans théorie, de façon uniquement pratique, la « production » consistant, précisément, à « produire » des biens pour le compte des entreprises qui participent au financement de ce dispositif, entreprises qui ensuite commercialiseront ces produits. Le taux de réussite est sidérant d’efficacité (mais on est dans le privé, on peut donc penser qu’on ne recrute que ceux dont il est établi qu’ils réussiront), et elles ne se privent pas de le comparer, évidemment, à l’échec de la formation en établissement classique. Problème : pour pérenniser la chose, il faudrait rompre avec le principe de la scolarisation obligatoire jusqu’à 16 ans, afin de proposer à des adolescents de 14 ans d’entrer, pour ainsi dire, dans une vie active bénévole, dont tirent parti des écoles privées, en partie financées par l’Etat, et des entreprises qui trouvent là une main d’oeuvre non seulement gratuite, mais en plus subventionnée. Il faut voir comment nos deux femmes politiques sont embêtées par ce principe de la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans (obligatoire pour qui ? Pour ceux dont on pourrait imaginer les extraire plus rapidement de la scolarité coûteuse pour les mettre, rapidement, à la production, sans rétribution, c’est à dire, évidemment, les enfants des plus modestes, pas les leurs), la ministre disant clairement qu’elle préférerait qu’un député prenne sur lui d’aller dans ce sens, et qu’à ce compte là, elle le suivrait, prudemment.

C’est cela, cette façon de réduire l’humanité à quelque chose qui ne définit pas en propre l’humanité : envisager de faire d’adolescents des producteurs non instruits, par pur intérêt, en voyant dans la distance qu’ils ont avec la culture non pas un problème, mais une aubaine sur laquelle on peut sauter. On comprend mieux, alors, comment et pourquoi Marlène Schiappa, quand il s’agit de se trouver des relais auprès de la population, se tourne vers Cyril Hanouna, qui est agent philistin de première classe, et ce alors même que les femmes sont, comme les autres employés du présentateur-producteur, maltraitées sur son plateau, parfois même en raison même du fait qu’elles sont femmes. On voit bien comment Marlène Schiappa aborde les questions de l’égalité entre hommes et femmes de façon extrêmement bourgeoise, prenant de haut ce qu’elle considère manifestement comme « populace » (on se souvient de la façon dont elle tançait, sur le plateau de BFM, les gilets jaunes, manifestement révulsée par le simple fait qu’ils puissent être, là, sur son territoire).

On avait commencé par la dernière phrase de cet extrait des Origines du totalitarisme d’Arendt, on pourra finir avec la première phrase, qui le précède directement :

« Le philistin qui se retire dans sa vie privée, qui se consacre exclusivement à sa famille et à sa carrière : tel fut le dernier produit, déjà dégénéré, de la croyance bourgeoise au primat de l’intérêt privé ».

Si on observe bien, on peut remarquer que cette impression de glissement généralisé de tout un pays, comme si une barge lourdement chargée penchait peu à peu, laissant son chargement glisser imperceptiblement jusqu’à l’envoyer à l’eau, est liée à ce processus par lequel l’intérêt privé devant, idéologiquement (c’est à dire sans qu’on sache pourquoi) prévaloir sur tout le reste, on met en avant tous ceux qui serviront le mieux ce projet, c’est à dire les moins politiques de tous, et ceux qui le plus innocemment œuvreront pour que se réalise ce en quoi ils placent toute leur énergie, et tout ce cœur qu’ils tendent d’autant mieux du bout de leurs bras énergiques, qu’il ne pèse plus grand chose.

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